Chronique

Stéphane Chausse - Bertrand Lajudie

Kinematics

Label / Distribution : Assai Records

Il y a quelque chose d’assez malicieux dans ce disque signé Stéphane Chausse et Bertrand Lajudie. Alors qu’un survol rapide de ses très nombreux invités pourrait laisser croire à la rencontre un peu vaine, à la coloration jazz rock d’un all stars assemblé pour faire genre, une écoute plus curieuse, plus attentive, amène à la conclusion opposée : si Kinematics bénéficie d’une production très soignée - en d’autres termes, si le contenant est plutôt luxueux et le son magistral - sa musique conserve une étonnante fraîcheur quand on sait avec quel soin maniaque elle a été élaborée et combien elle est ancrée dans des histoires d’amitiés. Le breuvage est donc savoureux. Malicieux, aussi, car le travail sur le son est la source de bien des surprises. Ces nappes de synthétiseur en sont-elles vraiment, ou bien sont-ce des chœurs de clarinettes passées à l’envers après avoir transité par une cabine Leslie ? Allez savoir… Et ces percussions, proviennent-elles d’instruments ou de mains ? Mais après tout, ne nous attardons pas trop dans les cuisines : si les secrets de fabrication sont dignes d’intérêt, il n’est jamais indispensable de les dévoiler pour apprécier les mets…

Chausse et Lajudie ont travaillé trois ans pour que leur bébé voie le jour. Leur constat était simple : impossible aujourd’hui, pour des raisons financières, d’imaginer des projets à long terme. Illusoire en effet de demander à une major de prendre des risques, il y aurait là comme une incompatibilité génétique avec la recherche du dividende à verser aux actionnaires. Alors tous deux ont retroussé les manches, monté un label, fait appel à quelques amis qui deviendront au final les dédicataires des compositions. Même la présence de Marcus Miller sur « November » a sa propre histoire, presque cocasse : il a fait la connaissance de Stéphane Chausse, un peu par hasard, dans un magasin de musique, alors qu’il avait du mal à choisir une clarinette basse (il joue aussi de la clarinette basse sur disque et sur scène) : « On m’a dit que tu connaissais la clarinette basse, j’en ai choisi une mais je ne sais pas si c’est la meilleure des cinq… ». Tous deux sont restés en contact, pour se retrouver, bien plus tard, en studio ; le temps d’une bonne discussion et de trois prises, l’affaire Miller était dans le sac.

Les parcours musicaux de Chausse et Lajudie racontent des histoires d’amitié qu’on retrouve ici exposées comme elles le méritent. On en jugera par le casting très fourni (mais jamais empesé, rappelons-le) : au rayon percussif, Stéphane Huchard, Mino Cinelu, André Ceccarelli, Fred Soul, Patrice Héral. Côté bassistes, la liste est elle-même suggestive : Marcus Miller donc, mais aussi Bernard Paganotti [1], Dominique Di Piazza, Marc Bertaux. Cette caverne d’Ali Baba pour musiciens reçoit aussi les visiteurs aux couleurs chatoyantes que sont Franck Tortiller [2], Himiko Paganotti, Ibrahim Maalouf, Sylvain Gontard, Ousman Danedjo, Jasser Haj Youssef, Slim Pezin, François Thuillier, Judd Miller ou Steve Tavaglione… « Nous avons écrit cette musique à deux et dans chacune des pièces, il y avait au moins un ami ! »

Kinematics n’est donc pas un monstre technologique et glacé : par-delà le soin attentif apporté à chaque note, il ne cesse de chanter, emporté par son désir d’union des couleurs et de célébration fraternelle. Bien malin qui pourra définir cette musique, même s’il serait assez logique d’employer le terme de fusion : parfois traversée d’élans funky, ailleurs nourrie d’influences africaines, toujours en recherche d’un exotisme sincère et itinérant (comme avait su le faire Joe Zawinul en son temps), gonflée à bloc d’une myriade d’énergies rassemblées pour la bonne cause. Inutile de dire que les deux complices s’y épanouissent avec une gourmandise qui fait plaisir à écouter, par la démultiplication des sonorités et le brassage savant des textures, sans tomber dans le piège d’une exhibition cousue de fil électronique. Il est même remarquable de constater à quel point le duo sait laisser ses amis s’exprimer en toute sérénité au premier plan, tandis qu’en maîtres sereins des lieux, ils prennent à leur charge la construction d’un background haut de gamme et solide.

En toute discrétion, Stéphane Chausse et Bertrand Lajudie relèvent avec brio le double défi qu’ils s’étaient lancé : d’abord, offrir une musique qui leur ressemble et dont le raffinement mélodique témoigne de leur fidélité ; ensuite, travailler sans relâche jusqu’à l’aboutissement d’une super-production dont chaque détail compte (la multiplication des écoutes ne fait que les révéler), où chaque instrument est mis en valeur avec une minutie maniaque, où chaque mesure donne le sentiment d’être sculptée dans le seul but d’inviter chacun à pénétrer un univers enchanté. Au point de consacrer vingt jours au mixage et de pousser Scott Kinsey [3] à entreprendre trois masterings pour parvenir à ses fins. Comme un pied de nez à ces fameuses majors. Prendre son temps !

Publié chez Assai Records, Kinematics est une petite folie, un cadeau qu’ont voulu se (et nous) faire deux musiciens dont le perfectionnisme ne nuit jamais à la force des intentions qui sous-tendent leur musique. C’est aussi, à sa manière, un défi à la grisaille des contraintes comptables de l’économisme ambiant.

par Denis Desassis // Publié le 17 juin 2013
P.-S. :

Stéphane Chausse (sax, cl, fl, ewi , prog), Bertrand Lajudie (p, org, Rhodes, synth, prog) + Marc Bertaux (elb), André Ceccarelli (dms), Joël Chausse (t), Mino Cinelu (perc), Ousman Danedjo (voc), Dominique Dipiazza (elb), Philippe Georges (tb), Sylvain Gontard (t, bugle), Jasser Haj Youssef (viole d’amour), Patrice Héral (dms, voc, box), Stéphane Huchard (dms), Jean-Jacques Justafré (cor), Ibrahim Maalouf (t), Rafael Mejias (perc), Judd Miller evi), Marcus Miller (elb), Nicolas Montazaud (perc), Bernard Paganotti (elb), Himiko Paganotti (voc), Slim Pezin (g), Fred Soul (perc), Lionel Surin (cor), Jean-Michel Tavernier (cor), Steve Tavaglione (sax, ewi), François Thuillier (tuba), Franck Tortiller (marimba), Norbert Vergonjeanne (cor).

[1Lajudie fut un des membres actifs du Paga Group.

[2Souvenirs d’ONJ pour Lajudie du temps de Close To Heaven, hommage à Led Zeppelin dont il avait assuré la réalisation.

[3Scott Kinsey, musicien très renommé, a notamment travaillé avec Joe Zawinul.