Entretien

Stéphane Galland

La sortie de « Lobi », premier disque de Stéphane Galland en leader, en a surpris plus d’un. Le batteur emblématique d’Aka Moon nous dévoile les dessous du projet.

Né en Belgique en 1969, Stéphane Galland est connu pour être l’un des trois ingrédients indispensables d’Aka Moon. Batteur surdoué, il a su créer son propre style et marqué de ses polyrythmies insensées les projets de Nguyen Lê, Hubert Dupont, Nelson Veras, Reggie Washington et bien d’autres. Discret, Stéphane Galland entre enfin dans la lumière avec son disque bien à lui. Il nous en parle.

- L’idée d’enregistrer un album en leader vous trottait-elle dans la tête depuis longtemps ?

Pas vraiment. L’idée était sans doute là, mais je ne comptais pas la concrétiser aussi vite. Cela s’est précipité suite à l’invitation du Gaume Jazz Festival pour une carte blanche. Après ce concert, Julien Lepièce, du label Outhere m’a contacté car il avait entendu parler de ce projet. L’idée lui plaisait et il avait envie de « rafraîchir » un peu le catalogue. Pour ma part, je n’avais pas du tout pensé à enregistrer, et encore moins sortir un disque.

- Quand Jean-Pierre Bissot du Gaume Jazz vous a proposé cette carte blanche, vous avez automatiquement pensé à ce line-up ?

Non, pas du tout. J’ai toujours eu un peu de réticence à former mon propre groupe. Je n’éprouvais pas ce besoin parce que dans les groupes où je joue, je suis toujours libre de m’exprimer et de m’épanouir. Pour cette carte blanche, je pensais donc monter un projet autour d’Aka Moon, en invitant des musiciens que j’avais rencontrés et avec qui j’avais envie de partager des expériences. Mais Jean-Pierre Bissot m’a poussé à aller plus loin et à me détacher d’Aka Moon.

- Vous avez donc établi une liste d’invités ?

J’avais d’abord en tête Tigran Hamasyan et Misirli Ahmet, car je venais de jouer avec eux. J’ai rencontré Tigran le jour de son anniversaire, à l’occasion d’un concert de Dhafer Yussef, dont je remplaçais le batteur. J’ai eu envie de jouer avec Tigran dans un autre contexte. J’étais très curieux. Quant à Misirli, je l’ai rencontré lors d’un concer d’Aka Moon à Istanbul. C’est d’ailleurs là que Jean-Pierre Bissot m’a proposé cette carte blanche.

- Qu’est ce qui vous attire et vous fascine chez Tigran ?

D’abord, sa façon d’imprégner son jeu très jazz et très contemporain de tradition arménienne, d’utiliser tous ces ornements, de travailler rythmiquement. Il a une manière très particulière de travailler les mesures composées.

- C’est un jeu très percussif, c’est cela aussi qui vous a plu ?

Entre autres. On sent qu’il adore la batterie. C’est très motivant de jouer avec lui.

- Et pour Misirli Ahmet ?

C’est une personne étonnante. C’est aussi un chercheur qui a remis beaucoup de choses en question dans la musique turque. Il a une personnalité qui transparaît dans sa musique. C’était une rencontre musicale, mais surtout humaine. Et j’avais vraiment envie de mettre en présence Misirli et Tigran. Un Arménien et un Turc ! Et je suis alors parti sur l’idée de réunir des gens de cultures très différentes, qui ont cette vision-là du futur et qui n’ont pas peur de remettre en question tout leur background…

Stéphane Galland © Jacques Prouvost

- Avec Tigran et Misirli, vous partiez d’emblée sur une base très rythmique, très percussive.

Oui. Mais c’est aussi ma personnalité et je l’assume.

- Vous n’étiez pas tenté de faire quelque chose de totalement opposé à votre univers ?

Disons que je ne me suis pas focalisé sur les polyrythmies, qui sont quand même un peu ma carte de visite. Je n’ai pas voulu à tout prix aller vers la complexité. Il faut dire que cela s’est dessiné naturellement, à cause de ce mélange de musiciens. J’ai remarqué que certaines complexités rythmiques n’étaient pas abordables directement. Certaines voies étaient vraiment trop éloignées les unes des autres. Il fallait trouver un chemin pour les relier. En tenant compte des limites de chacun. Cela devenait très intéressant. Il fallait aller à l’essence, ouvrir certaines voies sans chercher leur extrême. Essayer de trouver le point commun, le centre de ralliement de toutes ces cultures. Certains morceaux ont été choisis pour leur lyrisme, comme « Lamma Bada Yatathanna », qui est très planant malgré un rythme en dix temps. Mais c’est un rythme lent et assez répétitif. J’aimais beaucoup ce traditionnel arabo-andalou, mais je ne savais pas vraiment quoi en faire.

- Vous êtes parti de morceaux existants ou traditionnels sur lesquels vous pouviez construire quelque chose de nouveau ?

Au départ, j’avais demandé à chacun des musiciens de proposer deux ou trois morceaux de musique traditionnelle qu’ils appréciaient particulièrement. L’idée était de les traiter ensuite comme un standard de jazz. Magic Malik est venu avec des compositions personnelles très inspirées de la tradition sud-américaine. Elles en avaient la couleur typique, mais ça restait du Malik, même si ça sonnait différemment de ce qu’on peut entendre sur ses albums. Tigran, lui, m’avait envoyé un CD plein de musiques arméniennes, dont il y avait un morceau que j’adorais, « Aparani Par ». Ça tombait bien car il en avait déjà fait les arrangements. Cela dit, je les ai complètement changés pour l’enregistrement et, en plus, Tigran ne joue pas sur ce morceau !

- Toutes ces musiques venues des quatre coins du monde, vous les avez arrangées en fonction de la configuration du groupe ?

J’ai un peu guidé les arrangements, mais j’ai surtout laissé venir les idées de chacun. Je voulais utiliser la richesse de ces musiques plutôt que d’intervenir en risquant de les dénaturer. Je voulais aussi que chacun s’implique pour enrichir la rencontre. Pour moi, Lobi, est vraiment basé sur une confrontation de personnalités, et non pas un « concept » venu de moi, sur lequel on collerait des musiques différentes. Dans ce cas, il m’aurait suffi d’engager des musiciens belges et de jouer « à la manière de ». Beaucoup plus simple, mais moins amusant et intéressant.

- Vous avez joué au petit chimiste en quelque sorte. Vous avez apporté des éléments et regardé ce qui se passait en dosant les composants.

Exactement. L’important était de conserver la personnalité des musiciens. Chacun est unique, et vraiment au top dans son domaine. Il fallait qu’ils puissent s’exprimer et rester eux-mêmes. J’ai organisé les grandes lignes, en laissant un maximum d’ouverture. Nous nous sommes retrouvés trois jours avant le concert du festival. Pas plus. Les idées sont venues des uns et des autres, et moi, j’ai essayé de donner une cohérence à l’ensemble.

Stéphane Galland © Jacques Prouvost

- Je suppose que sur scène, tout a encore bougé ? Est-ce que chaque musicien, selon sa culture, a sa façon d’improviser ? Les règles sont-elles différentes de celles du jazz ?

Les codes sont différents et c’est cela qui provoque le challenge. Il faut savoir qui va se sentir à l’aise et à quel moment.

- Surtout que la plupart des musiciens ne s’étaient jamais rencontrés.

En effet. Et c’était amusant. Par exemple, je n’ai rencontré Petar Ralchev que quelques jours avant d’entrer en studio. Je ne le connaissais que par YouTube et par e-mail. Ensuite, pendant les séances, j’ai remarqué que certains arrangements étaient évidents pour Carles Benavent alors que Petar ne les comprenait pas. Et inversement, Petar devait expliquer à Carles certains principes pour qu’il trouve sa façon de jouer. C’était donc très enrichissant pour chacun.

- Mais comment avez-vous fait le casting ? Pour Tigran et Misirli, c’est clair, pour Magic Malik, on imagine un peu comment cela s’est fait, mais qu’en est-il de Carles Benavent et Petar Ralchev, justement ?

Pour Magic Malik, en effet, c’était évident. J’adore tellement jouer avec lui que je pourrais le faire tous les jours car il a sans cesse des idées et surtout, il est capable de s’adapter à n’importe quelle situation. Que ce soit une musique très complexe, un groove basique, ou pour exprimer un sentiment. Il s’adapte très facilement ! C’est incroyable. Le fait aussi qu’il chante et joue de la flûte de façon très personnelle étaient très important pour moi.

- Il a aussi une façon très particulière de composer. Il peut être à la fois organique et cérébral. Avez-vous la même manière de travailler ?

Ces deux choses sont indissociables pour moi aussi. Ce sont des avancées qui alternent. Par moments, je suis à fond dans l’intellectualisation, la conceptualisation des développements rythmiques. Et puis parfois tout est basé sur le ressenti, le groove, le placement, le besoin de faire sonner quelque chose de simple. Ces deux aspects me sont essentiels pour être complet, je recherche de plus en plus cet équilibre.

- Il faut aussi étudier et comprendre certaines musiques pour les jouer de façon personnelle.

Exactement. Je n’ai pas grandi avec la musique d’Afrique, d’Asie ou des Balkans, il faut des clés pour y accéder. L’intellect et l’analyse sont là pour ça. Seulement, il ne s’agit que de clés. Après, il faut franchir la porte. Et souvent, les Européens ont du mal à la franchir.

- Que faut-il pour cela ?

Il faut laisser tomber la clé ! Ne faut plus se concentrer sur elle, entrer et avancer. C’est alors un autre apprentissage, qui ne se fait pas avec la tête. Il faut accepter des choses qui ne sont pas dans nos habitudes. Se lancer et comprendre, accepter une autre logique. C’est de l’intuition, de la confiance, du ressenti, comme cela arrive avec les gens. On ne peut pas tout expliquer, on « sent » certaines personnes et pas d’autres.

- Pour en revenir à Petar Ralchev, qu’est-ce qui vous a attiré chez lui ? Quelle était votre démarche ? Vous cherchiez un son, une musique particulière ?

C’est d’abord venu d’un problème pratique, comme le choix de Carles Benavent. Au départ je pensais confier la basse à Michel Hatzigeorgiou mais il a eu des problèmes de santé à ce moment-là.

- Pourquoi avoir choisi précisément Benavent ?

J’ai cherché quelqu’un qui ait un background culturel spécifique susceptible d’enrichir le projet (chez Michel, ce sont donc les musiques grecques). Et puis, jouer avec Carles était un rêve d’adolescent. Il pouvait apporter tout le côté flamenco.

- Cela change encore les couleurs du projet.

C’est pour cela que je dis qu’il aussi est basé sur les personnalités mêmes. Autour de l’idée d’universalité. Pour moi, la couleur n’avait pas une importance primordiale. J’aime autant la musique africaine, indienne, balkanique que la musique flamenco ou contemporaine… Toutes me font vibrer avec autant d’intensité. Je ne saurais choisir. Ce qui m’importait, c’était de réunir ces personnalités pour créer quelque chose d’universel. De trouver des musiciens prêts à entrer dans ce jeu. Ce qui n’était pas si évident. Chacun a dû sortir de sa zone de confort…

- Pour en revenir à Petar Ralchev… vous me dites qu’il est arrivé quelques jours seulement avant l’enregistrement, sans vraiment savoir ce qu’il en était. C’est un peu gonflé ça, non ?

Tout le projet est un peu gonflé (rires). Enfin, disons qu’il y a beaucoup de prises de risque. Mais j’ai toujours aimé cela. J’ai contacté Petar car je savais que Tigran ne pourrait être présent pendant tout l’enregistrement. Je ne voulais ni le remplacer, ni prendre un deuxième pianiste. A l’époque, Fabrizio Cassol m’avait envoyé un lien YouTube de l’accordéoniste Nedyalko Nedyalkov, qui devait jouer avec Aka Moon. Or, sur cette vidéo, il était en duo avec Petar. Fasciné, j’ai aussitôt pensé à l’intégrer au projet. C’était une évidence. Je l’ai appelé et ça l’a intéressé tout de suite. Quand on s’est parlé pour la première fois, c’était comme si on se connaissait depuis longtemps, comme si je retrouvais un frère.

Stéphane Galland © Jacques Prouvost

- Il n’avait rien entendu du concert au Gaume Festival ?

Non, rien du tout. Mais c’est quelqu’un de très intuitif. Et il trouvait très important de faire ce projet. Pas seulement à titre personnel mais aussi pour tout ce que cela représentait.

- Il a aussi a proposé des morceaux ?

Oui, par exemple « Memory From Times Of Yore » que j’avais entendu sur un de ses albums et que je trouvais superbe. Il se trouve que ce n’était pas un traditionnel, mais une de ses compositions.

- Une fois que vous avez eu tous ces morceaux, vous avez ajouté les vôtres ?

Le principal est « Pygmalite », d’après une composition d’Oumou Sangare que j’avais arrangée pour le Festival. Comme il risquait d’y avoir pas mal de complications quant aux droits d’auteur, nous ne l’avons pas enregistré. Par contre, j’ai gardé toutes les idées pour composer quelque chose de totalement original. Par la suite, en studio, cela a encore évolué car Magic Malik y a ajouté des paroles. Au départ, je voulais une voix. Comme un lied. J’avais commencé à écrire, puis je me suis dis que Malik allait faire cela naturellement, spontanément. Et bien sûr, il l’a fait de manière incroyable. Puis il m’a demandé si je voulais des paroles, et quelle était l’idée que je voulais faire passer. Il s’est mis dans un coin, a écrit des paroles en créole… et c’était parfait.

- Combien de jours êtes-vous restés en studio ?

On en avait prévu quatre, mais tout a été enregistré en trois jours. Petar Ralchev n’était présent que le premier jour, Tigran Hamasyan le deuxième. Le troisième jour était consacré aux morceaux à quatre. Et on avait gardé le quatrième pour la percussion, mais on n’en a pas gardé grand-chose. Tout s’est fait en trois jours, avec un seul jour de répétition. Il y a des choses miraculeuses dans cet album. Notamment dans certaines introductions. Les choses tombent parfaitement alors qu’elles n’étaient pas prévues au départ. Par exemple, après « Lamma Bada Yatathanna », l’intro de basse de « Memory From Times Of Yore » lie parfaitement les deux. Ce n’était pas prévu. Harmoniquement, c’est parfait. De même que les oiseaux que j’ai ajoutés sur « Pralaya ». Le passage, choisi au hasard, tombait pile sur le denier sifflement de Malik. C’était magique, je n’ai plus touché à rien.

- Ecouter les oiseaux, acheter des disques de chants d’oiseaux, cela vous est-il venu lors de votre voyage chez les Pygmées avec Aka Moon ?

J’écoute des CD de bruits de la forêt. Mais pas seulement pour me souvenir de nos voyages. Les oiseaux sont des musiciens incroyables. Et on peut trouver l’inspiration en les écoutant. La preuve avec le troglodyte,qui m’a fortement inspiré. Et cela se ressent dans « Pygmalite », pour lequel j’ai utilisé trois influences spécifiques. « Pyg » pour les chants Pygmées, « Mali » pour la musique malienne et « Lite » pour le troglodyte. J’aime les grands intervalles assez virtuoses de cet oiseau. Et tout vient de la nature, chez ces oiseaux qui n’ont pas eu besoin des hommes. C’est pour cela que le disque s’appelle Lobi. Avant nous et après nous. C’est Pierre Van Dormael qui m’a appris le mot, qui veut dire aussi bien « hier » que « demain ». Et la musique c’est ça, un moment unique et éternel. Si on est dans le présent, on est dans l’éternité. Cela rejoint également certains concepts de la philosophie bouddhiste. C’est cet aspect-là de la vie qui me nourrit tout le temps…

- D’où vous vient cette envie de découverte ? Au-delà de la curiosité et de l’ouverture d’esprit, il doit y avoir une certaine éducation, à la base…

Difficile à dire. Ma mère a aussi l’esprit « non conventionnel », ouvert. Je me souviens d’un livre qu’elle lisait quand j’étais petit : La vie après la vie ; ça m’avait fortement intrigué. Et ça continue. Le mystère de ce qui est au-delà du matériel. Ce qui dépasse le concept de la physique matérialiste ou newtonienne… Et puis, c’est à cette époque-là aussi, à 12 ans, que j’ai découvert John Coltrane. Pour moi, c’était un univers qui représentait beaucoup plus que des notes.

- Comment découvre-t-on Coltrane à 12 ans ?

J’étais au conservatoire classique de Huy, dans la même classe qu’Eric Legnini, et que le tromboniste Sébastien Jadot,qui était plus âgé que nous et voulait monter un groupe de jazz avec d’autres élèves de sa classe. Eric et moi allions les voir répéter ; et là, on a flashé ! Le jazz ! On est allés souvent les écouter, puis Sébastien nous a proposé de jouer avec lui mais nous étions vraiment « vierges » : nous n’avions appris que le classique. Alors on est allés à la médiathèque louer des disques. J’entendais parler de Miles Davis, Louis Armstrong, John Coltrane… Et je suis tombé, un peu par hasard, sur Crescent. D’une certaine manière, je ne comprenais rien et d’une autre, je comprenais tout. Mais cela m’a profondément touché. Puis j’ai lu une biographie de Coltrane qui parlait de Ravi Shankar, et aussi du philosophe indien Jiddu Krishnamurti. Ce qui m’a donné envie de le lire. Tout cela m’a ouvert l’esprit. Consciemment ou inconsciemment. Et puis il y avait beaucoup de mélanges musicaux à la maison. On écoutait du classique, du jazz et bien sûr des musiques populaires. Mes parents étaient très ouverts. Mon professeur de percussion classique aussi. Il jouait du saxophone, de la clarinette. Il vénérait le jazz. Il n’était pas rare qu’après les cours, on joue du jazz. C’était normal.

- Puis vous avez rencontré Pierre Van Dormael.

Oui. Il est tombé à pic. C’est sans doute l’une des personnes les plus importantes de ma carrière. Il m’a sauvé la vie, musicalement parlant. A 18 ans, j’avais déjà fait plein de choses, je n’arrêtais pas de jouer dans différents projets, jusqu’à en perdre le goût. Je me posais beaucoup de questions. Et Pierre m’a invité chez lui à répéter d’autres musiques et à travailler sur ses propres compositions - je n’avais aucune référence sur quoi m’appuyer. Des lignes de basse et des mélodies sur des mesures composées et des rythmes différents. Un tout autre monde. J’y ai retrouvé de la motivation et découvert ma propre voie. Quand je jouais des standards de jazz ou de jazz rock, c’était toujours en référence à quelqu’un, ce n’était jamais moi à 100%. J’avais l’impression d’être un imposteur. Je n’ai pas grandi dans cette musique-là, aux Etats-Unis… Tandis que là, la musique avait été inventée par un type qui vivait près de chez moi. Qui avait les mêmes références que moi mais en avait fait quelque chose d’unique et de très personnel. Et j’aborde ces musiques traditionnelles pour Lobi de la même manière. Je n’essaie pas de jouer comme un Arménien ou un Turc mais de comprendre la racine. C’est ça qui m’intéresse. Ne pas essayer d’être quelqu’un qu’on n’est pas, être soi-même. Et quand j’aime quelque chose, j’essaie de l’intégrer et de faire en sorte que ce soit personnel.

Stéphane Galland © Jacques Prouvost

- Vous allez tourner avec Lobi. Ce ne sera pas évident de rassembler tous les musiciens.

Oui et non. La seule personne qui ne sera pas dans la tournée, c’est Tigran. Il n’était pas disponible pour les premières dates que j’ai obtenues. Alors j’ai dû prendre une décision. Je n’avais pas envie de partager le projet entre différents pianistes. Ça n’aurait pas été dans l’idée de Lobi puisque tout est basé sur la personnalité des musiciens et leurs origines. C’est donc Malcolm Braff qui sera en tournée avec nous. Il a un côté tribal que j’aime beaucoup, un univers très particulier ; on sent ses influences brésiliennes mais aussi sénégalaises. Ce sera une influence supplémentaire et je me réjouis de découvrir le résultat. Tigran a un jeu très rythmique, très marqué et très lyrique, tandis que Malcolm travaille presque comme un sculpteur. Il y a de la matière dans son jeu. Je sens qu’il va apporter beaucoup de choses à Lobi. Ce ne sera pas toujours simple mais on y arrivera. De toute façon je n’ai jamais fait de choses simples…

- C’est vrai. Et c’est très étonnant quand on suit votre parcours avec Aka Moon. On ne peut pas dire que cette musique soit simple, et pourtant, vous avez un public nombreux…

C’est un des points auxquels je porte le plus d’attention. Je me place du point de vue du scientifique qui mène des recherches hyper-complexes pour mettre au point un médicament bénéfique sans qu’on connaisse toutes les difficultés, toutes les étapes du processus. Pour moi, il est très important que la musique fasse du bien aux gens et soit digestee. J’adore être confronté à ce défi : rendre la complexité limpide ; trouver un sens et une raison dans la complexité rythmique. Il faut que cela s’exprime clairement et avec fluidité.

- Au fil des ans, vous avez senti une évolution dans votre jeu ? Y a-t-il des choses que vous avez comprises et affinées et d’autres que vous avez abandonnées ?

Pour l’instant, je me sens bien dans mon jeu. J’ai le sentiment de n’avoir jamais joué aussi bien. Et c’est amusant car en travaillant la rétrospective des 20 ans d’Aka Moon à la Jazz Station, on a rejoué les premiers morceaux et le les ai vus de manière beaucoup plus évidente qu’à l’époque. Plus simple. Je me rends compte du chemin parcouru. A l’époque, c’étaient des nouveautés rythmiques qui demandaient une concentration énorme. Maintenant, c’est acquis, digéré. Il est clair aussi que mon jeu a changé. Avant, je jouais constamment avec un maximum d’intensité. Je me dépassais tout le temps, je m’épuisais. Maintenant, je fais des choix car j’ai plus de maîtrise et de confiance en moi.

- Quand vous avez commencé, y avait-il beaucoup de batteurs qui jouaient dans votre style ?

Très peu. En Belgique, aucun. Dès qu’un groupe voulait faire ce genre de musique un peu expérimentale, avec une certaine complexité rythmique, on m’appelait. C’est pour cela qu’à l’époque du Kaai, où l’on a joué pendant sept ans, il m’arrivait de jouer non-stop, toute la semaine avec des groupes différents. Les seuls qui jouaient les polyrythmies à l’époque étaient Doug Hammond, Dave Holland ou Steve Coleman.

- Vous avez l’impression d’avoir créé un style ?

Je ne sais pas, mais ce qui est sûr qu’est qu’Aka Moon a influencé pas mal de monde. Directement ou indirectement. Il est certain qu’à l’époque, peu de groupes jouaient dans ce style. Il y a eu beaucoup de connections avec la Hollande, la France ou l’Espagne. Et ces musiciens nous ont influencés en retour. Ensuite, beaucoup de batteurs ont adopté cette manière et l’ont adaptée à leur jeu. Actuellement, tous les groupes de jazz jouent des rythmes impairs alors qu’à l’époque, c’était plutôt rare. Fabrizio Cassol et Pierre Van Dormael ont été influencés par la musique contemporaine, Ligeti, Xenakis et d’autres. C’est ça qui a nourri notre musique. C’est ça le jazz, une musique vivante qui se nourrit de tout ce qu’elle trouve, qui improvise et crée sa propre recette. Le jazz vit avec son temps, sa réalité. La musique contemporaine a introduit beaucoup de complexité intellectuelle et conceptuelle et parfois, on peut être frustré côté sentiment. Quand j’écoute certaines musiques contemporaines, il me manque parfois l’aspect groove, l’expression sentie. A l’inverse, quand j’écoute des musiques basées principalement sur le groove, le beat, il me manque la complexité, la nouveauté, la surprise. Même si c’est magnifique, cela risque de tourner en rond. C’est le mélange de tous ces genres qui permet à la musique et au jazz d’avancer. Le jazz n’est pas qu’une question de style ou d’époque bien déterminée.

- Lobi va donc continuer à évoluer.

Oui, j’espère. Tout est ouvert. Lobi est né parce que j’ai laissé la porte ouverte. Je projette plein de choses et j’attends de voir ce que la vie va m’offrir. Il y a beaucoup de choses que l’on ne peut pas imposer à la vie. Mais ce groupe a un potentiel inouï. Je rêve de pouvoir l’exploiter. Une répétition, un concert et puis, en quelques jours, un disque… Ce n’est qu’un début.