Entretien

Steve Coleman

Entretien réalisé peu de temps avant le concert donné par Steve Coleman au Théâtre Olympia de Tours, le 18 novembre 2014.

Photo © Marie Pétry

Cet entretien a été réalisé peu de temps avant une rencontre avec le public, qui elle-même précédait le concert donné par Steve Coleman au Théâtre Olympia de Tours, le 18 novembre 2014 dans le cadre du festival « Emergences ».

Steve Coleman était entouré ce soir-là de Jonathan Finlayson (trompette) Anthony Tidd (basse) et Sean Rickman (batterie). Pendant plus de deux heures on a pu entendre une musique aux envolées parfois parkériennes, des musiciens concentrés, propulsés par une rythmique précise, une inspiration partagée dans une démarche mûrie par une longue entente.

- Steve Coleman, lors du concert que vous aviez donné il y a une vingtaine d’années au Centre de Congrès à Tours, vous étiez accompagné du pianiste Andy Milne. Depuis, le piano ne figure plus parmi les Five Elements.

Le nom « Five Elements » n’a rien à voir avec le nombre de musiciens du groupe. Piano ou pas, ce n’est pas le problème. Tout dépend des musiciens, du fait qu’ils soient compatibles ou non avec ma musique. Le plus important, ce sont les gens, pas les instruments. Si je ne trouve pas de pianiste cohérent avec le concept que je développe à ce moment- là, il n’y a pas de piano.

- Depuis de nombreuses années vous jouez avec les mêmes musiciens, en particulier le trompettiste Jonathan Finlayson. Jouer toujours avec le même groupe n’entrave pas votre créativité ?

Non (rires). Cela m’aide, au contraire. La musique, c’est le langage, la communication. Quand on connaît bien quelqu’un, on communique mieux. Par ailleurs, nous venons juste de terminer un enregistrement à New York avec une vingtaine de musiciens. Certains ne sont pas connus, bien sûr. Il y a parmi eux beaucoup de nouveaux, mais aussi Marcus Gilmore, J. Finlayson, Anthony Tidd. C’est une combinaison de talents.

Steve Coleman. Photo © Marie Pétry

- Autrefois vous jouiez des standards - « Salt Peanuts », « Dizzy Atmosphere » ou « Ah Leu Cha ». Aujourd’hui, vous vous en tenez aux compositions originales.

Je ne me limite jamais aux standards. La dernière fois c’était il y a quatorze ans sur Resistance Is Futile (Label Bleu) ; et encore, ils étaient fondus dans mes propres compositions. Bien sûr, les gens reconnaissaient le thème de « Salt Peanuts » ; mais j’allais plus loin.

- À propos de standards, Jason Moran a sorti un disque intitulé All Rise, A Joyful Elegy for Fats Waller. Cela m’a fait penser à votre déclaration « Je n’essaie pas de faire une musique joyeuse, mais une musique réelle. » [1]. Qu’entendiez-vous par là ?

Je ne me rappelle pas cette citation… je ne sais même pas ce que c’est une musique joyeuse (rires). C’est peut-être une erreur de traduction. Quant à la musique réelle, toute musique est réelle.

- Quand vous avez rendu visite au magasin « Jazz Rock Pop », vous avez manifesté de l’intérêt pour la musique éthiopienne, pour Mulatu Astatke en particulier. Êtes-vous toujours intéressé par la World Music ou explorez-vous d’autres pistes ?

Oui, je suis intéressé par les musiques de ce monde (rires). Je n’aime pas l’expression « World Music ». Je n’aime pas non plus le mot jazz, ou toute autre catégorie. Nous vivons sur cette planète, et toute musique est une musique du monde. L’enfermer dans une catégorie la sépare des autres. Oui, je m’intéresse à la musique de partout, de tous les continents, de tout ce que font les gens en Chine, en Mongolie, en Indonésie, en Afrique…

- La première fois que vous avez entendu un disque de Charlie Parker, comme la première fois que vous avez entendu John Coltrane, vous dites ne pas avoir aimé, pour changer d’avis ensuite…

Entre-temps, j’avais grandi. Les disques sont les mêmes, mais moi j’ai changé. Et pour moi, la révélation a été… que j’avais changé.

- Vous avez rencontré Sonny Rollins. Et vous dites que l’écouter, lui, ou écouter sa musique, cela revient au même ?

En effet. Je lui ai encore parlé il y a quinze jours. Oui, l’homme et sa musique sont semblables. Cela vaut aussi pour Von Freeman, Max Roach… Écouter leur musique, c’est écouter une représentation sonore de ce qu’ils sont. Certains ne comprennent pas ça parce que pour eux, la musique est un jeu, un but, mais moi, quand j’entends leur musique, j’ai l’impression de comprendre ce que sont les gens et ce qu’ils me disent.

- Je ne sais pas si vous connaissez le musicologue français André Hodeir ?

Oui, je le connais.

- Il était aussi violoniste, compositeur, et il a écrit des « improvisations simulées » en fonction de la personnalité des solistes qui interprètent sa musique. De votre côté, vous déclarez que vos improvisations sont des « compositions spontanées ». N’y-a-t-il pas des points communs entre ces deux approches, apparemment opposées ?

Je le crois, en effet. Comme je le disais tout à l’heure, les gens et leur musique sont une seule et même chose. Il est donc important pour moi de savoir qui sont les musiciens qui jouent parce que je tiens compte de leur personnalité en composant. Aujourd’hui, mon batteur est Sean Rickman, il y a quinze jours c’était Marcus Gilmore, et ils jouent de façon différente car leur personnalité est différente. Ce n’est pas tant la batterie qui compte, que la personne qui joue. Quant à votre question sur l’improvisation par « composition spontanée », je dirais que pour moi, l’improvisation, c’est de la composition parce qu’elle suppose une préparation engagée, délibérée, elle n’est pas accidentelle. Cherchez dans le dictionnaire et vous verrez que le mot « improvisation » s’accompagne des qualificatifs « accidentelle » ou encore « aléatoire » mais il n’y a pas de place pour le hasard dans ce que nous faisons.

- Il y a quelques années, la revue française Jazzman [2] a publié un entretien que vous aviez accordé à François Théberge sous le titre « Steve Coleman ou la quête insatiable ». En 2014, c’était au tour du site crisscrossjazz d’introduire une série d’interviews en vous qualifiant de « Mallarmé de la musique du XXIe ». Quand on sait que ce grand poète, toujours à la recherche de la perfection, écrivait : « Le monde est fait pour aboutir à un beau livre », on peut se demander si votre but, dans la musique, ressemble à cet idéal ?

La beauté est-elle le but de ma musique, c’est ça votre question ? (rires) Non. Mon but est de communiquer ; parfois c’est beau, parfois non. La beauté est relative, elle n’est pas une fin en soi. Un ouragan peut être beau, vu de loin, un lion peut être beau, tant qu’il ne vous court pas après. La beauté est une question de point de vue. Même chose pour la musique, l’un la trouvera belle, l’autre se sauvera en courant… Je n’essaie pas d’être beau, j’essaie seulement de parler avec ce que je crois être vrai, et chacun le reçoit différemment.

- Une dernière question : votre disque Functional Arrhythmias paru en 2013 sur Pi Recordings, est fondé sur l’interaction des biorythmes. Continuerez-vous d’explorer cette voie sur votre prochain CD ?

C’est complexe. Le prochain disque sera en grande formation, 9 ou 10 musiciens avec qui j’ai déjà travaillé, plus 9 ou 10 musiciens qui viennent d’une nouvel ensemble, l’Athalia Ensemble. Je les ai incorporés pour leurs instruments et leurs couleurs, la flûte, la clarinette, des percussions comme les tympani, le son étrange de la viole de gambe…
Quant au concept, chaque fois que j’entreprends un projet, c’est toujours la suite de quelque chose. Tout est lié. Il y une trajectoire musicale dans ma vie, depuis mes débuts - un lien avec l’aspect biologique, mais il y a aussi ce que j’ai récolté pendant un séjour dans la forêt amazonienne au Brésil, des oiseaux, différentes éléments écologiques. Tout cela forme des couches superposées, comme une collection d’albums, une trajectoire où les concepts se retrouvent et s’enchaînent…

par Eric Pétry // Publié le 7 avril 2015
P.-S. :

Propos recueillis pour l’émission « Jazz Feeling » sur RFL 101 par Eric Pétry avec le concours de Jérôme Preus pour la traduction. Crédits photos © Marie Pétry.

[1Jazzman n° 48, juin 1999 « Mystère Coleman »

[2N°99, février 2004.