Chronique

Steve Reich

Double Sextet - 2 X 5

Eighth Blackbird : T. Munro (fl), M. J. Maccaferri (cl), M. Albert (vln), N. Photinos (vlc), M. Duvall (vib), L. Kaplan (p). Bang On A Can : B. Dessner (gtr), M. Stewart (gtr), R. Black (b), E. Ziporyn (p), D. Cossin (bt).

Label / Distribution : Elektra/Nonesuch

Inutile de perdre son temps à trop regarder dans le rétroviseur des années 60 et 70, au risque de se perdre dans la nostalgie d’une période un peu folle. Celle où Steve Reich, un des chantres de la musique minimaliste avec Terry Riley ou Philip Glass, proposait des œuvres radicales telles que It’s Gonna Rain (1965), Come Out (1966), Four Organs (1970) ou bien encore le fascinant Drumming (1971) et ses 56 minutes de percussions et de chœurs en un flux continu [1]. Le compositeur américain, qui qualifie volontiers son travail de musique de phases, a constamment avancé dans un processus au centre duquel règnent l’idée et la mise en œuvre du rythme, en ce que ce dernier peut avoir de plus complexe, poussant ses recherches jusqu’au développement d’un idiome à fort pouvoir hypnotique et imprégné d’influences telle la tradition balinaise et ses gamelans. Sa musique est d’une précision diabolique, fruit d’une écriture pensée et marquée par une grande rigueur d’où n’est jamais exclue la pulsation : bien au contraire, celle-ci hante chacune de ses œuvres, dans un mouvement presque haletant, comme le serait un rythme cardiaque élevé, juste avant l’essoufflement. Multipliant les expériences, Steve Reich a mis en lumière toute une variété d’instruments, au premier rang desquels le piano, le marimba, le vibraphone, mais aussi des quatuors à cordes ou d’autres instruments plus proches de l’électricité du rock ; à cette occasion il a fait appel à de grands noms (par exemple Pat Metheny pour Electric Counterpoint). Toujours à l’affût des techniques de production sonore les plus abouties, il a fréquemment un recours aux samples et donc naturellement inscrit son œuvre dans une modernité renouvelée (Differents Trains, City Life, Three Tales).

Aujourd’hui, Steve Reich est une figure majeure de la musique américaine, largement récompensée à travers de nombreux prix et on peut parier que l’histoire retiendra son nom. Il y a un univers Steve Reich, immédiatement identifiable et profondément original. Sont-ils si nombreux, les artistes qui pourront laisser un héritage aussi riche ? Pas sûr... Aussi, quand voit le jour un nouveau disque, on est presque certain que la magie opérera encore. On sait que Reich abattra de nouvelles cartes sur la table aux partitions et que, si la surprise est moindre, on sera tout de même subjugué parce qu’il se situe constamment au-delà de la production commune. C’est le cas de Double Sextet 2 X 5, (Nonesuch), ainsi nommé par qu’il assemble deux œuvres distinctes, chacune composée de trois mouvements à la structure identique : rapide / lent / rapide. Voilà pour leurs points communs.

Enregistré en août 2009, « Double Sextet » est le fruit d’une première hésitation de la part de Steve Reich, qui s’était vu proposer de composer pour une formation de six musiciens, Eighth Blackbird. D’abord réticent (il a rarement composé pour six instruments distincts - ici : flûte, clarinette, violon, violoncelle, vibraphone et piano) [2], il a finalement relevé le défi en lançant le sien aux musiciens : enregistrer une première fois en studio, puis recommencer en jouant par-dessus ce premier enregistrement. On retrouve là un éternel besoin de déphasage consubstantiel à son travail, et on devine les difficultés qui ont pu en résulter au moment de l’interprétation. « Eux et moi, nous sommes bien d’accord pour penser que cette composition sera encore meilleure en public, jouée par douze musiciens, et je crois que c’est ainsi qu’il en sera à l’avenir, la plupart du temps ».

« 2 X 5 », quant à lui, est né d’une volonté clairement affichée de composer pour une formation aux sonorités plus rock. C’est assez naturellement qu’il a fait appel à Bang On A Can, groupe qui investit son univers depuis longtemps. Mark Stewart, par exemple, a joué Electric Counterpoint à de nombreuses reprises, tout comme Evan Ziporyn, qui l’a enregistré ainsi que Music For 18 Musicians. Pour cet enregistrement, réalisé en avril 2009, Reich avait besoin de s’entourer de musiciens sachant à la fois entrer en résonance avec l’énergie du rock et s’approprier des partitions complexes, comme les musiciens classiques. Cette œuvre est d’autant plus intéressante qu’elle brouille les cartes du rythme, dont les moteurs sont ici le piano, naturellement, mais aussi la basse électrique, préférée à la contrebasse, dont il est plus difficile de distinguer toutes les notes. Guitare et batterie viennent déployer l’énergie et les couleurs de l’ensemble.

Certes, Double Sextet 2 X 5 peut sembler plus consensuel qu’en leur temps les coups de massue évoqués ci-dessus. Les deux œuvres ne susciteront pas de rejet hystérique de la part des oreilles surchauffées par Come Out ou Four Organs. Mais comment ne pas succomber au charme envoûtant d’une musique qui vous emporte en quelques mesures dans un tournoiement euphorisant ? Comment ne pas admirer, au-delà d’une technique d’écriture proche de l’aboutissement, de l’épure, les enchevêtrements et superpositions de lignes rythmiques ? On se demande comment leur interprétation sur scène peut être possible… Or, il y a quatre ans, la Comète - Scène Nationale de Chalons-en-Champagne accueillait Steve Reich et son ensemble pour les Daniel Variations et Music For 18 Musicians. Un concert magique, la présence magnétique du compositeur et une salle debout lui adressant une ovation méritée... cette musique était là, bien vivante ; elle pouvait exister. La preuve était faite et les musiciens, très concentrés comme on l’imagine, restaient souriants tout en suivant les instructions discrètes mais ô combien efficaces de leur chef d’orchestre.

Double Sextet 2 X 5 ajoute une belle pierre à édifice de Steve Reich. Une pierre peut-être pas plus éclatante que ses aînées, mais, tout simplement, aussi belle.

par Denis Desassis // Publié le 13 novembre 2010

[1Dont une très belle interprétation a été donnée au mois de septembre 2010 par le Centre International de Percussion de Genève, au Studio de l’Ermitage à Paris.

[2Steve Reich travaille plutôt pour des paires d’instruments ou des instruments identiques démultipliés.