Scènes

Südtirol Jazzfestival Alto Adige aime les Ibères

Le festival italien de Bolzano s’est tenu début juillet avec une programmation tournée vers l’Espagne et le Portugal, mais pas seulement, puisqu’à la fin ce sont les Françaises qui gagnent.


L’histoire de cette région est déjà un festival en soi. Cette ancienne partie de l’Empire Austro-Hongrois, le Tyrol du Sud, a été cédée à l’Italie à la fin de la Première Guerre mondiale. Voilà donc un siècle que ce territoire de montagne est italien et il est donc assez folklorique d’acheter du parmesan AOC dans une ville qui ressemble vraiment plus à Salzbourg qu’à Florence. Ici, tout est bilingue et lorsqu’on comprend l’allemand comme l’italien, les phrases ne finissent jamais dans la langue de départ. Mais tout le monde se comprend, surtout sur scène.

C’est à l’invitation généreuse du festival que l’on découvre ces montagnes et cette ville où vont se dérouler les concerts, des plus hautes altitudes aux profondeurs des clubs enterrés, en passant par les endroits les plus étonnants, musées, exploitations viticoles, centres technologiques, places, bars et même sur une piscine… Le directeur artistique Klaus Widmann - médecin en activité - aime à diversifier les lieux de concerts pour une meilleure diffusion sur le territoire et pour renforcer les partenariats et l’implication des acteurs locaux. Avec un fort soutien financier de la région et de nombreux partenaires privés, le festival du Haut-Adige a les moyens de ses ambitions et elles sont à la pointe de la créativité européenne, comme en témoigne la programmation. Aussi, cette édition ibérique bénéficie d’un design assez remarquable puisque le graphiste Roberto Tubaro a créé lui-même les azulejos de l’affiche à partir de figures de musicien.ne.s ; l’un d’eux représente Leïla Martial.

The Rite of Trio © Tim Dickeson

Le festival s’étire du 28 juin au 7 juillet et propose 51 concerts. Les groupes espagnols invités étaient surtout programmés au début du festival ; entre le 2 et le 6 juillet [1] il y avait plutôt des musicien.ne.s portugais.e.s et d’autres nationalités. Citizen Jazz a consacré tout un dossier à la scène portugaise, dont deux représentant.e.s ont marqué le festival : Pedro Melo Alves, le batteur et Susana Santos Silva, la trompettiste.

Avec The Rite of Trio, au son urbain, plein de ruptures narratives et d’humour, le batteur au jeu sec et claquant a réveillé le public de la cave Bozen. On le retrouve ensuite en duo avec le guitariste Pedro Branco dans la grande salle d’exposition du Museion. Le son est dur, la salle trop grande bien que le public soit nombreux – comme quasiment à tous les concerts, la plupart étant gratuits – et le duo allie brutalité et sensualité avec une grande écoute. Enfin, c’est comme compositeur que Pedro Melo Alves se présente pour un dernier projet, très ambitieux. Une création autour de la voix, très écrite et très contemporaine, qui réunit autour du batteur le bassiste Mark Dresser, la pianiste Eve Risser et trois vocalistes étonnantes : Beatriz Nunes et Mariana Dionisio du Portugal et l’Américaine Aubrey Johnson. C’est la création, la toute première fois que ce projet est présenté sur scène après quelques heures de répétitions ; en fait de scène, c’est le parvis du Techpark NOI, un immense patio de marbre et de miroirs, la pire acoustique pour ce genre de musique.

Susana Santos Silva, Torbjörn Zetterberg et Hampus Lindwall © Tim Dickeson

L’acoustique a son importance et les deux concerts des groupes de Susana Santos Silva avaient à jouer avec ce paramètre. Dans l’ancien hangar de fabrication de câbles de l’usine d’aluminium – aujourd’hui transformée en Techpark – l’ambiance sonore est celle d’une cathédrale. Heureux choix donc pour le trio Santos Silva / Zetterberg / Lindwall qui présentait son nouveau répertoire et disque Hi ! Who are you ?. Avec une réverbération de 6 secondes, l’orgue de Hampus Lindwall émettait un magma de chuintements métalliques, sur lesquels la contrebasse de Torbjörn Zetterberg et la trompette de Susana Santos Silva jouaient avec l’écho, tranchaient et grondaient jusqu’à entrer en résonance avec la salle et même le public. La perception physique de la musique reste une expérience fantastique à vivre.
La trompettiste a aussi présenté son groupe Life and Other Transient Storms dans une configuration particulière : le batteur Jon Fält était remplacé par Paal Nilssen-Love : le pianiste n’a pas pu rejoindre Bolzano et Zetterberg avait une main blessée. C’est donc en quartet que le groupe a improvisé une musique très fournie devant une salle attentive. Il y a une grande écoute dans ce groupe ; le batteur a apporté une couleur nouvelle et il y avait beaucoup de passages de relais avec la trompettiste qui sait toujours inventer des propositions mélodiques ou thématiques que ses acolytes reprennent à la volée. Encore une fois, Lotte Anker au sax alto fait montre d’une énergie inspirée remarquable.

Avec le Jazz Lab, le festival profite de la présence aléatoire d’artistes au même endroit pour les réunir dans une grande séquence d’improvisations collectives. Dans le sous-sol de la brasserie Batzen (le QG bar-restau-club du festival), le club Ca’ de Bezzi était plein comme un œuf pour écouter trois sets : Filippo Vignato (trombone), Beatriz Nunes (voix), Anne Quillier (Fender) et Paal Nilssen-Love (batterie) ; puissant et en interaction. Leïla Martial (voix), Lotte Anker (sax), Matteo Bortone (basse) et Pedro Branco (guitare) ; une entente parfaite, Martial prend le rôle de leader et s’en amuse. Jonathan Delazer (batterie), Pierre Horckmans (clarinettes), Joāo Paulo Esteves da Silva (piano) et Julien Pontvianne (sax) ; les soufflants français donnent le tempo et une narration émerge.
Cette longue soirée intense a marqué les esprits. La veille, c’est Watchdog, le duo français de Quillier et Horckmans qui a véritablement enflammé le Ca’ de Bezzi. Cette musique toute en rondeurs et en pulsations a fait forte impression auprès des journalistes européen.ne.s présent.e.s à ce festival international. Et le surlendemain, après le JazzLab, c’est de nouveau la prestation de Leïla Martial au sein du trio Backline qui était au centre des mêmes conversations entre critiques de jazz. Les deux musiciennes ont marqué des points !

Hank Roberts © Tim Dickeson

Parmi tous les concerts entendus, il y a encore la prestation solo du violoncelliste Hank Roberts qui a été impressionnante de poésie, d’humour, de sincérité. Assis sur un sol de pierres, dans une salle géologique du muséum naturel, il joue à l’archet et à la main, chante, raconte et surtout propose des histoires enchantées autour des arbres, de la nature et de l’Indiana, sa terre natale.

Et si les Françaises ont mis le feu, c’est sans compter sur une découverte très prometteuse, la batteuse autrichienne Judith Schwarz - entendue en duo avec Lisa Hofmaninger (sax alto et clarinette basse) - qui a un jeu très mélodique, plein de couleurs et d’accessoires (Log-drum, toms accordés, archet, drone vibrants, talking-drums, etc..) ainsi qu’une frappe vive et ténue. A suivre de très près : elle n’a pas trente ans.

Judith Schwarz © Tim Dickeson

Cela fait plusieurs fois que le festival Südtirol-Altoadige invite Citizen Jazz a venir assister à ces concerts, dans ce cadre agréable et alpin d’une région multiculturelle, c’est un plaisir renouvelé et une source de découvertes musicales.

par Matthieu Jouan // Publié le 11 août 2019
P.-S. :

Retrouvez les images du festival dans ce photo reportage signé par notre nouveau collaborateur, sujet de Sa Gracieuse Majesté, Tim Dickeson.

[1La période de ce compte rendu.