Portrait

Suzanne, briseuse de coeurs

Le trio Suzanne, lauréat de Jazz Migration #7 répond à nos questions.


Ce trio mixte (deux instruments à cordes, un instrument à vent) est un jeune groupe récemment constitué, au répertoire inspiré par la folk et la musique de chambre. Il est composé d’Hélène Duret (Clarinettes/Voix), Pierre Tereygeol (Guitare/Voix) et Maëlle Desbrosses (Alto/voix). Plutôt porté sur la mélodie et la voix, le trio vient d’être nommé lauréat du dispositif de Jazz Migration et s’apprête à passer une saison 2021/22 sous les projecteurs. En attendant de pouvoir les écouter en vrai, sur scène, ils racontent leur musique et leurs inspirations.

- Pourquoi le groupe s’appelle Suzanne ?

Maëlle : Ce groupe est une aventure collective, sans leader ou individualité prédominante. Le choix d’un prénom pour unifier nos trois personnalités a mis tout le monde d’accord. De plus, nous sommes grandement influencés par l’esthétique folk et lors du fumage de cerveau pour trouver le nom, Hélène a proposé Suzanne en référence à la chanson de Léonard Cohen, une ode à une femme qui l’obséda toute sa vie.
On a également appris récemment que Suzanne était aussi le prénom de la femme à qui Jacques Brel chante « Ne me quitte pas » ; prénom de briseuse de cœur en puissance, on dirait. Sans compter le nombre de messages familiaux nous disant qu’il existait des tantes Suzanne partout !

Hélène : Nous partageons tous les trois un amour très fort pour la musique dite folk et toutes celles qui en sont issues (Big Thief, Punch Brother, Leonard Cohen, Bon Iver etc.). C’est une réelle source d’inspiration commune au sein du groupe. C’est donc un hommage à toute une époque, à tout un état d’esprit, à la voix aussi qui est une notion très importante pour nous dans ce groupe. Lorsque le prénom Suzanne est sorti, il y a eu un joli silence, suivi d’un grand enthousiasme réjouissant et unanime. C’était donc clair qu’on avait trouvé le nom de notre groupe.

Pierre : Il y a pour moi un fil conducteur entre les origines de la folk, du bluegrass, Leonard Cohen, et puis Jeff Buckley qui a toujours été une influence majeure. J’aime cette idée de filiation, et qu’en déroulant les fils on puisse trouver un nom de grand-mère. Ce qui m’a séduit également dans l’idée de s’appeler Suzanne, c’est d’avoir une espèce d’entité, féminine de surcroît, qui pouvait réunir nos trois personnalités sous un vrai nom de groupe. Assez souvent en jazz, les noms des formations mettent en valeur un individu leader, par exemple si je m’appelle Michel, et que je fais un quartet, et bien je l’appelle « Michel Quartet ». On a opté pour un nom de groupe, à l’ancienne, qui chante le collectif et cet équilibre poétique.

- Comment et où le groupe s’est-il formé ?

De la rencontre entre Maëlle et Pierre à la sortie d’un concert des Punch Brothers à Paris, un groupe dont nous sommes tous les deux amoureux. Cela a dû sceller quelque chose entre nous ! Nous avons ensuite fait une rencontre improvisée et en réécoutant cette session chacun de notre côté, cela a confirmé cette connivence musicale évidente.
Nous avons décidé d’en faire quelque chose mais en y ajoutant un ou une troisième larron. Lorsque Pierre a soufflé l’idée d’une clarinette [1], Maëlle a proposé Hélène Duret, qu’elle connaissait bien et dont la musique et le jeu lui semblaient coller parfaitement. Et ce fut le cas. Il y a tout de suite eu une vraie entente, tant humaine que musicale !

- Qui écrit le répertoire ? Quelle est la part d’improvisation et d’écriture ?

Maëlle : La très grande majorité du répertoire est écrite par Pierre, compositeur aguerri. Tout notre premier EP, « Berthe », est signé de sa patte et il en parlera bien mieux que moi. Ce premier répertoire vient s’enrichir de quelques compositions d’Hélène et moi car nous fonctionnons de manière ouverte et chacun de nous peut apporter de l’eau au moulin s’il le souhaite.

Si nous devions donner un pourcentage entre matériau écrit et matière improvisée, il serait de 50/50 car les morceaux de Pierre sont très écrits, à la manière de la musique de chambre du début du XXe siècle. La part d’interprétation y est donc primordiale, nous effectuons un travail chambriste méticuleux, sur les plans harmonique, expressif, sur le son de groupe.
La seconde moitié du travail est destinée à l’improvisation car elle est omniprésente dans tous les morceaux et nous la travaillons tout autant que l’écriture. Chaque pièce a son propre langage improvisatoire, que nous construisons ensemble grâce à ce que nos trois univers, très larges et variés, apportent à cette liberté.

cette pandémie semble avoir fait reculer, peut-être même arrêté le temps et donné aux gens l’envie de revenir à quelque chose de plus ancré

Pierre : J’ai écrit ces compositions en essayant de mêler des influences chères à mon cœur : la folk moderne de Jeff Buckley, Big Thief, ou encore Becca Stevens, la musique de chambre française de la première moitié du XXe siècle et sa grâce inatteignable, et la conception de l’improvisation libre des grands maîtres Guillaume Roy, Dominique Pifarély et Marc Ducret - pour ne citer qu’eux.
J’avais envie d’une musique à la fois accessible et exigeante, audacieuse autant que faire se peut, une musique qui aurait pu parler à l’adolescent que j’étais quand je suis tombé éperdument amoureux de la musique.
Et puis je voulais que mes amies Maëlle et Hélène y trouvent leur compte, et qu’elles aient envie de travailler ces partitions et d’improviser dedans et autour. On voulait tous utiliser la voix, improviser le plus possible et avoir un matériau écrit consistant, pas juste un prétexte. J’ai essayé de suivre ce cahier des charges et je continue d’écrire pour la suite dans ce sens-là, y compris des « chansons » qui mettent en jeu les trois voix.

Ce sont toutes les deux d’excellentes musiciennes de chambre avec un très solide bagage classique, alors ça a été une joie de les voir s’emparer de cette écriture pour la sublimer. Un bonheur de faire ce travail de précision, et d’avancer tous ensemble dans cette direction en donnant une belle place à chacun.

- Proposer des « folksongs d’un siècle naissant » en pleine pandémie est-ce que c’est pas un peu risqué ?

Maëlle  : La culture traditionnelle et les traditions de manière générale évoluent, voir s’uniformisent parfois avec la mondialisation mais cette pandémie semble avoir fait reculer, peut-être même arrêté le temps un moment et donné aux gens l’envie de revenir à quelque chose de plus ancré et peut-être, à nouveau, plus traditionnel.
Les folksongs sont, comme le nom l’indique, des musiques qui racontent les gens et en ce siècle naissant, justement en pleine pandémie, ces gens se réinventent ; quoi de plus inspirant.

Hélène  : Avec Suzanne, l’idée des folksongs est avant tout une source d’inspiration : mélodiques, harmoniques, acoustique etc. Mais la musique qui en ressort reste profondément contemporaine puisque nous sommes compositeur et compositrices de ce siècle, en pleine pandémie.
Si l’on avait peur du risque on n’aurait tout simplement jamais commencé ce métier. À chaque période son mouvement artistique. On ne vit pas un siècle épanouissant. Les interdictions ont commencé à se faire plus présentes il y a déjà bien une dizaine d’années. Malgré tout on reste créatif et prendre des risques est essentiel, d’autant plus en pleine pandémie.

Pierre  : Mêler les imaginaires et les voix, s’inspirer mutuellement, et chanter à plein poumons alors que sévit une pandémie mondiale qui s’attaque directement aux voies respiratoires, c’est un acte fort non ?

- Qu’est-ce que ça change d’être lauréat Jazz Migration ?

Maëlle  : On doit répondre à des interviews maintenant !
C’est une grande chance car être lauréat Jazz Migration, c’est être soutenu par cette grande famille qui est l’AJC et cela permet une certaine structuration du groupe en premier lieu, grâce aux formations, résidences, soutiens de professionnels etc… Ensuite une grande visibilité au sein du réseau des musiques improvisées, français et même plus, car les partenaires de l’AJC sont nombreux et ont pu écouter notre musique. Enfin, en touchant le bois de la table sur laquelle est posé l’ordinateur sur lequel nous répondons, une tournée. Et ça, c’est peut être ce qui changera le plus le groupe. Nous n’avons pas encore goûté au plaisir de jouer notre musique sur scène, devant un public (pandémie oblige) et tout musicien sait combien l’échange avec les auditeurs peut faire grandir une musique, un groupe, les musiciens.

Hélène  : En pleine pandémie les programmateurs sont plus frileux que jamais (et c’est bien normal !) donc être lauréat de Jazz Migration est un grand soulagement. Être accompagné par ce dispositif représente un espace de sécurité. Le groupe sera accompagné, épaulé, conseillé, présenté etc… Par les temps qui courent, c’est un travail très difficile à mener seul en tant que musicien. Bravo à Jazz Migration de continuer ce projet malgré cette période.

Pierre  : Cela libère quelque chose de profond, qui touche à l’intime, d’être choisi par les professionnels qui programment les artistes dans leurs lieux. Comme un encouragement et une considération des années de travail, de recherche, à sculpter un langage écrit et improvisé. Par ces temps, c’est précieux.

par Matthieu Jouan // Publié le 4 avril 2021
P.-S. :

[1Un mauvais jeu de mot parfaitement assumé par les auteurs.