Tribune

Sylvain Darrifourcq : ouvrir le dialogue.

Suite à la parution du livre 20 000 mots de Sylvain Darrifourcq, un échange de points de vue entre le batteur et Citizen Jazz sur le rôle de la presse dans le monde musical.


Sylvain Darrifourcq © Michel Laborde

Sylvain Darrifourcq publie 20 000 mots, un livre d’entretiens en guise de point d’étape. S’il présente son parcours, de ses origines aux évolutions actuelles de sa carrière, ce n’est pas tant dans une démarche autobiographique que pour soulever des questions sur la place de l’individu musicien dans la société et particulièrement, bien sûr, dans le monde du jazz ; l’idée sous-tendue par ce livre étant d’objectiver des problématiques et d’essayer de démonter le fonctionnement du milieu dans lequel il évolue pour en désamorcer les rapports de force. Quelle place tient l’individu dans un écosystème structuré, comment trouver ses propres espaces de liberté, plus particulièrement, quel sens donner à la création et au désir de proposer un langage renouvelé dans une société comme la nôtre, toutes ces questions sont abordées à partir de l’angle du sensible et des notions de sociologie, voire de philosophie.

Dans un échange vif et précis avec son interlocuteur Antoine Lebousse, le batteur met les choses à plat et souhaite ainsi ouvrir les conditions d’un dialogue avec les acteurs de la musique dont le musicien sur scène n’est que la partie la plus visible.

Désireux d’aller plus loin, et justement pour entamer un dialogue, Sylvain Darrifourcq interpelle Citizen Jazz.
Comme nous suivons son parcours depuis quelques années maintenant, nous nous prêtons volontiers à l’exercice. Pour compléter les bonnes feuilles que nous présentons ici, nous avons bien sûr abordé un sujet qui nous touche, celui du rôle de la presse dans le milieu musical. 
 
- Vous évoquez la crainte qui est la vôtre, et que nous ne pouvons que comprendre et partager, qui verrait l’Histoire du jazz, relayée principalement par le milieu journalistique, se figer autour de quelques grandes figures. Ces figures seraient le seul point de convergence des différentes forces animant un mouvement (comme si toute l’histoire du jazz dans sa complexité tendait uniquement vers la création de Kind of Blue).

Vous citez, à juste titre, Miles Davis. L’homme a été canonisé par la doxa, mythifié, sa vie romancée et la moindre de ses phrases gravées dans le marbre. Pourtant, il reste incontestable que sa musique est d’un très haut niveau. Même si l’appareil textuel, visuel, etc. qui entoure l’homme crée son propre discours et sa propre légende, la musique elle-même a aussi sa propre dynamique.

Même chose pour Saint John Coltrane : certains de ses disques restent parmi les productions les plus abouties du XXe siècle. Il n’y a pas usurpation sur la qualité des œuvres et la place de ces musiciens au panthéon est pleinement justifiée.
 
Je ne partage pas ce point de vue. La façon dont vous posez ces évidences ressemble à une prophétie auto-réalisatrice. Sanctifier ces deux musiciens par le même discours, laisse penser que leur succès résulterait d’une même évidence, qui serait le « génie » et qui dès lors se passerait d’explications sociologiques, structurelles, contingentes ou psychologiques. Pourtant, l’histoire de la musique est une longue succession de « génies oubliés », reconnus tardivement ou après leur mort. Ce qui laisse penser que les choses ne sont pas si lisibles finalement.

Récemment, Sylvain Rifflet a retrouvé dans les archives de Jazz Magazine les chroniques du disque de My Favorite Things de John Coltrane. Il semblerait qu’un bon nombre de journalistes soient passés au travers à l’époque. On pourrait en conclure que ces journalistes ont des oreilles en plâtre (ce qui n’est pas ma position). On pourrait aussi se dire que personne n’est en mesure d’anticiper le succès d’un artiste quel qu’il soit, les facteurs en jeu étant bien trop nombreux, excédant nos algorithmes de prédiction.

Qui plus est, il ne faut pas oublier que la notoriété a un effet auto-générateur. Une fois un certain niveau de notoriété atteint (quelles qu’en soient les raisons), les avantages se multiplient exponentiellement et peuvent placer l’artiste « au-delà de tout soupçon », lui facilitant considérablement le reste de sa carrière. Miles Davis en est l’exemple parfait. Sa notoriété est-elle réellement proportionnelle à son talent ? Poser cette question c’est déjà le ramener parmi nous, les humains. Je crois que la façon dont on exprime notre dévotion dit plus de choses sur l’état de notre société que sur les qualités intrinsèques de notre objet d’admiration.
 
- Vous faites une description un peu lapidaire du milieu journalistique qui serait, selon vous, constitué uniquement d’amateurs passionnés incapables d’objectiver la valeur de leur goût. Certes, et j’en suis un bon exemple, n’étant pas musicien moi-même, celui qui écrit sur la musique n’est pas tenu d’en comprendre les ressorts techniques mais pour autant, le fait de travailler une sensibilité critique, à force d’écoute (les journalistes écoutent plusieurs dizaines, voire centaine de disques par an sans parler des concerts), comme un musicien travaille son instrument, ne permet-elle pas justement de ne pas se laisser berner par les mirages de la mode ?
Cette position, aux avants-postes de la découverte, lorsqu’elle n’est pas pervertie par un système économique agressif entretenu par des personnes qui cautionnent trop facilement le dit-système (critiques comme musiciens d’ailleurs), n’est-elle pas le point de jonction entre l’artiste et un public pas forcément éduqué ou qui n’a pas le temps de défricher lui-même ? Encore une fois, la presse n’est-elle pas le moyen d’accompagner le public vers des nouvelles formes ?
J’ajoute que, pour les lire régulièrement, j’accorde à certains journalistes, quel que soit le média par ailleurs critiquable ou quel que soit le genre, un grand crédit pour leur rigueur intellectuelle et leur honnêteté. Tout ça n’est-il comme partout une question de personnes ?

 
Si je devais synthétiser ma position, je commencerais par préciser que je ne juge absolument pas la subjectivité des goûts des journalistes ou de n’importe quel auditeur, d’ailleurs. Nous sommes tous sujets aux mêmes biais, le manque d’objectivité que je pré-suppose n’est pas le fait des journalistes spécialement, mais des humains en général, qui ont tous des attentes particulières de leur rapport à la vie.

Pour autant, j’espère qu’il est aussi possible de ne pas s’en tenir au relativisme du « chacun ses goûts ». Je pars plutôt du constat qu’il apparaît illusoire d’attendre d’un auditeur, quel qu’il soit, une reconnaissance objective du talent. Les sciences sociales sont elles-même bien en peine de le définir. Les travaux de Gloria Origgi, Pierre-Michel Menger ou Nathalie Heinich par exemple, montrent à leur façon que c’est une notion qu’on ne peut étudier qu’en creux. C’est à dire, qu’après avoir défini, puis dépouillé ce que serait la « réussite » d’un artiste des hasards, des facilitations sociales, des avantages conférés par son milieu d’origine, de sa productivité personnelle etc., on suppose que ce qu’il reste, c’est le « talent ». Autant dire, une notion très vague. Pourtant, comme le constate Menger, on observe des disparités objectivement exceptionnelles (qui sont parmi les plus élevées dans la société) entre artistes, quant aux avantages cumulatifs qu’ils tirent de leur « talent ». Ce phénomène, je l’ai observé très tôt dans mon parcours et il n’a jamais cessé de me questionner.

 

Sylvain Darrifourcq, photo Gérard Boisnel

J’ai constaté qu’il y avait une grande dissonance entre les talents très polymorphes de mes collègues et les inégalités de reconnaissance. Il est évident que certains talents sont plus visibles que d’autres. La virtuosité ou l’exubérance sur scène ont un effet immédiat sur tout le monde. Par contre, il me semble plus difficile d’accorder une juste reconnaissance à des dispositions plus discrètes comme la capacité (parfois vertigineuse d’inventivité) à organiser les idées des autres, la capacité à faire bien jouer les gens autour de soi. Je pense aussi à ces musiciens qui peuvent être des compositeurs incroyables autant que des instrumentistes discrets, ou à l’inverse de véritables virtuoses, qui n’ont pas de capacités particulières à élaborer une composition ou une improvisation. Le panel des possibles est extrêmement large. 
A ceci, il faut ajouter que l’art étant une pratique où la sociabilité joue un rôle prédominant, les personnes à l’aise en société, ou tout simplement dans une obsession d’eux-même, ont un avantage certain sur les plus timides, les moins « combatifs », ou ceux qui ont des difficultés à s’exprimer clairement. On pourrait étendre les motifs de distinction à un grand nombre de paramètres : origine sociale, disposition psychologique, cadre affectif etc., sans parler des modes du moment qui formatent les attentes du milieu. Bref, autant de combinaison de facteurs, qui rendent l’étude de la réussite d’un musicien bien plus laborieuse que ce qu’en présente le journalisme d’aujourd’hui. 

Et tout ceci n’est pas incompatible avec ce que vous dites, justement. La proximité quotidienne de la musique, du spectacle ou des disques, affine nos jugements et notre façon d’écouter, même si celle-ci est biaisée en amont.

- Vous dressez un constat de la relation entretenue entre la.e musicien.n.e et la presse musicale auquel on ne peut qu’adhérer.
Il est sûr que le musicien voit dans la presse musicale une caisse de résonance recherchée pour donner écho à son travail et lui apporter une visibilité. Pourtant, si ce point de vue est juste, il est, à mon avis, partiel.
Je sais que les articles que nous proposons à Citizen Jazz, par exemple, sont lus attentivement par les musicien.ne.s parce qu’ils y voient une réflexion, un regard extérieur sur leur travail et une appréciation de ce qu’ils.elles essaient de faire.
L’institution « presse » joue dans ce cas un rôle de validation pour des sensibilités toujours en proie au doute. Il semblerait, lorsqu’on est musicien.n.e, que la satisfaction du public (aussi généreux soit-il) ne suffise pas toujours et qu’il faille aussi passer par cette dimension intellectuelle. C’est, ce qu’on appelle, quand il est au rendez-vous, le doublé succès public / succès critique .
Que pensez-vous de ce rôle de la presse comme élément régulateur ? Quelle importance tient ces systèmes de reconnaissance sur la valeur de votre travail ?

Effectivement, comme vous le soulignez, le journalisme « valide » les artistes en leur donnant une certaine légitimité. Je l’ai vécu moi-même : le crédit qu’ont bien voulu m’accorder certains journalistes est venu m’apaiser à un moment important de ma vie, quand j’ai décidé de faire plus de place dans mon activité à des expérimentations qui peuvent s’avérer arides. Alors bien sûr, on m’objectera à raison qu’il m’est facile, maintenant que j’ai bénéficié d’une relative bienveillance, de questionner ce rapport étrange que nous entretenons.

Pour autant, qu’un journaliste veuille valider un artiste dans son travail, c’est louable, mais c’est partial. Le choix éditorial est mécaniquement discriminant. D’autre part, n’est-ce pas plutôt au public que le journalisme doit s’adresser ? C’est souvent la question que je me pose en lisant des chroniques de disques. Que les artistes voient dans les médias une reconnaissance de leur travail parce qu’ils doutent de la recevabilité de celui-ci, c’est déjà une question intéressante qui est rarement posée. Ce doute ne traduit-il pas précisément l’impossibilité d’une reconnaissance objective du talent, et le sentiment que les carrières se jouent sur des coups de dés ? Si les capacités d’un artiste étaient faciles à détecter, alors il n’y aurait pas d’incertitude dans la profession, il suffirait d’un algorithme pour classer les gens en fonction de leur talent. Qui plus est, cette intention, toute louable soit elle, participe à mon sens à ces comportements en vase clos que l’on observe aujourd’hui dans les réseaux artistiques, où le public semble être un acteur périphérique à nos relations professionnelles. On pourrait en dire autant sur la relation que les artistes entretiennent dans tout le secteur culturel. Nous passons plus de temps à chercher la validation des professionnels, dont nous avons besoin pour faire exister nos projets, que du public. Ce qui m’a personnellement amené à questionner le rôle de mon statut de musicien dans la société.

Je finirais sur une réflexion plus personnelle. Le besoin de reconnaissance est malheureusement pour beaucoup d’entre nous un puits sans fond. Je crois que le véritable apaisement, je l’ai ressenti quand j’ai arrêté de penser que mes « succès » étaient liés à une quelconque idée de mérite personnel. Ce qui est évidemment plus facile à dire à 40 ans qu’à 25.