Têtes de Jazz #5, manufacture de découvertes
En Avignon du 7 au 16 juillet 2017
© Raphaël Benoit
Tout au long de l’année, l’AJMI propose une programmation visant l’émergence du jazz d’aujourd’hui dans toutes ses déclinaisons. Mais l’association organise également depuis 2012 un festival intitulé « Têtes de Jazz », programmé cette année du 7 au 16 juillet.
Dix jours pour pas moins de 40 concerts, 18 groupes, 6 ciné-concerts, une expo, des créations, des rencontres, débats, workshop… Intégré au festival Off d’Avignon et ses quelque 1450 spectacles, TDJ a su se faire une place de choix par sa singularité, offrant une alternative musicale aux festivaliers qui sont de plus en plus nombreux à graviter autour de la Manufacture et du Cinéma l’Utopia. Retour sur quelques-uns des beaux événements de cette édition d’un festival dans le festival, devenu incontournable.
Du 7 au 16 juillet : Greg Houben, Un Belge à Rio
Du côté de l’AJMI Jazz Club, c’est Greg Houben (voix, trompette), accompagné par Cédric Raymond (basse) Lorenzo Di Maio (guitares) et Osman Martins (guitares, percussions, cavaquinho) qui ouvre chaque jour les hostilités par un apéro-concert (le groupe offre réellement un verre à chaque spectateur) dans une ambiance de vacances et de partage. Un concert tout en couleurs, ouvrant la voie à d’improbables passerelles. L’univers de Greg Houben est un subtil mélange de ses propres curiosités (au beau sens du terme), qu’il a l’art et la manière d’associer et de partager avec le public. Davantage connu pour son parcours sur les sentiers du jazz et du théâtre, le trompettiste ne délaisse pas son instrument mais y conjugue désormais sa voix et ses textes à travers des compositions qui le dévoilent un peu plus et le rendent immédiatement familier. Ainsi, après une première « Cigarette », on découvre la part bossa de Mylène Farmer enfin révélée tout en reconnaissant la difficulté d’assumer une amitié policière. On voyage toute une nuit dans la Ferrari de Chet Baker, qui arrive aujourd’hui en Belgique retrouver son ami pharmacien saxophoniste. On contemple le Christ Rédempteur non pas à Rio de Janeiro, mais perché sur les terrils de Liège, du genièvre plein les bras, nous rappelant que l’on peut se croire égaux dans le « Bidonville » de Nougaro, comme ailleurs. Des histoires, des villes, des gens, des amours, c’est tout un univers qui est chanté, avec un brin de mise en scène, pour un spectacle fin, drôle et émouvant, interprété par d’excellents musiciens dont la virtuosité permet de révéler la simplicité joyeuse de l’œuvre. On devrait entendre parler de Greg Houben dans les mois et les années à venir, et ce sera chaque fois l’occasion d’une bonne nouvelle.
- Greg Houben, Un Belge à Rio © Raphaël Benoit
Du 11 au 13 juillet : Big Four
Le quartet Big Four investit la scène de l’AJMI Jazz Club pour trois jours consécutifs, à 15h30. Rien de mieux pour reprendre vigueur après une courte sieste sous les oliviers. Dans une rythmique qu’on dirait calée sur le chant des cigales, retentissent les premières notes de « Voyou », issues du vibraphone de Stephan Caracci, très vitre rejoint par Julien Soro au saxophone alto, Fabien Debellefontaine au sousaphone et Rafaël Koerner à la batterie. Le quartet nous offre un concert intense, donne tout et se donne à fond. Après la belle découverte d’un titre inédit, « Small Balloon », nous sommes invités dans une suite en trois temps, « Rêver - Marcher - Courir », magnifiquement interprétée, dans laquelle Big Four déploie la large palette de ce langage qu’il cultive depuis maintenant huit ans, et dont on découvre encore l’étendue des possibilités. Fanny Ménégoz à la flûte traversière rejoint la fête, et c’est un quintet qui terminera le concert avec « Nos Sons Unis » et « Only Two ». Un groupe qui vit chacune de ses productions dans l’instant, ce qui lui procure une jeunesse et une fraîcheur éternelle.
Du 14 au 15 juillet : Laura Perrudin
C’est pour deux représentations que Laura Perrudin (chant, harpe chromatique, looper) est venue distiller un peu de Poisons & Antidotes, son nouvel album à paraître en septembre. Si le disque nous laisse sous le charme de mélodies affinées à la production très soignée, en concert on assiste de surcroît à la naissance des morceaux ; on est comme invité dans l’atelier de l’artiste. Par le biais de pédales d’effets, et d’un looper multi-pistes mixé en direct par Jérémy Rouault derrière sa console, la texture sonore est travaillée devant nos yeux à partir de la voix de la chanteuse, celle de la harpe, de leurs corps utilisés comme percussions, et la musique se répand. En chef d’orchestre concentrée sur son art avec agilité et maîtrise, Laura Perrudin sait aussi lâcher tout contrôle et laisser parler les sons, jouer avec ce qui se passe, pour que s’en dégage une improvisation. Une large part du concert est dédiée au dernier album, passant du rêve de « Poisons » à la vigueur de « Inks », et au groove communicatif de « The Ceiling’s Maze ». Nous sont également offerts la primeur d’un morceau tout neuf aux accents hip-hop, qui n’a pas encore de titre, et un passage par le premier album Impressions, paru en 2015. Chaque morceau ouvre une nouvelle page et raconte une histoire qui se poursuit quelque part en nous. Quand la musique électronique est à ce point vivante et organique, c’est tout simplement fascinant.
- Ozma Ciné-Concert « Le Monde Perdu » © Raphaël Benoit
Du 10 au 15 juillet : OZMA Ciné-Concert « Le Monde Perdu »
C’est au cinéma l’Utopia que dès 10h30, sur 6 jours consécutifs, est projeté « Le Monde Perdu » De Harry O. Hoyt (1925), le premier dino-film de l’histoire, en version restaurée et véritablement sublimée par une musique originale d’Ozma en quartet remanié pour l’occasion, Guillaume Nuss en moins et Julien Soro troquant le saxophone pour le clavier. La batterie est toujours assurée par Stéphane Scharlé, la guitare par Tam De Villiers et la basse par Edouard Séro-Guillaume. Un ciné-concert autour d’un chef d’œuvre, effacé à son époque par la sortie d’un certain « King-Kong », et ici revigoré dans une formule inédite et très actuelle. Dans l’atmosphère particulière d’une salle obscure, Ozma s’efface visuellement pour servir le film tout en communiquant à l’audience l’énergie du live, et l’on se retrouve à remuer sur son siège sans perdre une miette de l’histoire. La musique est indéniablement celle d’Ozma : énergique et puissante, mais aussi nuancée, subtile, fragile même. Au delà d’une trame écrite sur les images, ce sont également les ambiances sonores qui sont soulignées par les instruments, quand la mélodie se plait au bruitage, appuyant le jeu des acteurs et l’ambiance générale dans une synchronicité soufflante. Ozma nous fait ainsi suivre les pérégrinations d’une enthousiasmante équipe de chercheurs partie à la conquête des dinosaures dans le Monde Perdu. Le tout servi par des effets spéciaux empreints de charme mais toujours efficaces, des scènes d’action jubilatoires, et sans oublier l’idylle naissante entre Paula et Ed, loin du monde et ses contraintes, et surtout loin de Gladys ! Mais il faudra aller voir le ciné-concert lors d’une prochaine représentation (c’est prévu, un peu partout) pour savoir si les aventuriers trouveront tout ce qu’ils sont venus chercher dans le Monde Perdu… On ressort du film avec des mélodies plein la tête, qui restent parce qu’elles sont aussi fortes que les images qu’elles mettent en son. Une expérience hors du commun, à vivre absolument.
Du 12 au 16 juillet : Ambreozchristophejodet - Purcell
S’il est une chose qu’il est important d’évoquer à propos de l’AJMI Jazz Club, c’est la qualité d’écoute offerte par la salle. Un gros travail a été réalisé par l’équipe sur l’acoustique du lieu, et fait de chacun des concerts du velours pour les oreilles, les sons étant restitués avec beaucoup d’équilibre et de pureté. Ce détail qui n’en est pas un permet à la fois aux artistes et au public d’être en intime communion, dans une belle compréhension mutuelle. Le duo Ambreozchristophejodet trouve ainsi un lieu privilégié pour son projet intimiste et tout en subtilités sonores, qui a vu le jour en 2014 : la musique d’Henry Purcell (1659-1695) revisité en duo voix/contrebasse-basse électrique-looper. La voix de la chanteuse lyrique Ambre Oz Moueix effleure les sens et se fraie un chemin au côté des lignes de basse que Christophe Jodet, très à l’aise dans cette forme en duo et conscient des possibilités qu’elle offre, amène avec beaucoup de soin et de justesse. On est sous le charme devant une telle actualisation de l’œuvre de Purcell, qui s’adresse à nous de façon directe par sa nature intemporelle et porteuse de tous les possibles. Bien que résolument moderne, cette interprétation n’en occulte jamais l’âme, et nous fait pressentir l’univers du 17e siècle dans une intention résolument contemporaine. La base répétitive de nombreuses pièces du compositeur se prête à l’utilisation de loopers, sur lesquels la contrebasse jouée essentiellement à l’archet, ou la basse électrique avec ses trémolos et ses échos, offrent un canevas à la voix d’Ambre Oz qui s’y déploie ingénieusement. On devine une chorégraphie invisible entre le musicien et la chanteuse, dans un jeu de tensions et de relâchements, de résistances et d’abandons. Pas un mot ne sera ajouté au sonorités de l’instant, et ce silence s’avère naturel et évident : il est partie intégrante de l’œuvre. Il s’agit de ressentir ensemble la musique de Purcell, non de la présenter de façon didactique. Le concert achevé, on demeure suspendu quelque part entre soi et nous, pétri d’impressions très personnelles qui nous traversent et que l’on sait avoir vécues ensemble.
La programmation de cette année inclut bien d’autres formations : PJ5, Post K, Quatuor Machaut, Watchdog, Michel Reis solo, Reis/Demuth/Wiltgen, Madeleine & Salomon, Wildmimi, Audrey Lauro/Guillaume Séguron, Dock In Absolute, Peemaï, Ozma 5tet. Une cinquième édition riche en émotions, qu’il n’est pas facile de laisser derrière soi. On se console en n’oubliant pas que d’ici l’an prochain, l’AJMI reste très actif, et que le fil qui relie deux éditions du festival est fait de musique et de rencontres.