Scènes

The Bridge #1 plutôt six fois qu’une

Programme d’échange musical multiforme, The Bridge vise à ouvrir la frontière et promouvoir les échanges transatlantiques. Il regroupe des musiciens, mais aussi des clubs, des festivals, des universités ou encore des centres culturels, et fonctionne comme une matrice de projets. La première mouture était en tournée en France à l’automne. Citizen Jazz y était plutôt six fois qu’une.


Programme d’échange musical multiforme, The Bridge vise à ouvrir la frontière et promouvoir les échanges transatlantiques. Il regroupe des musiciens, mais aussi des clubs, des festivals, des universités ou encore des centres culturels, et fonctionne comme une matrice de projets. La première mouture était en tournée en France à l’automne. Citizen Jazz y était plutôt six fois qu’une.

C’est dans les locaux de l’Université de Chicago à Paris (XIIIè arrondissement) que The Bridge, nouvelle ligne de fuite transatlantique de l’improvisation contemporaine, a été lancé à l’automne dernier. Le premier concert et la première rencontre ont eu lieu dans un salon chic devant un public d’amateurs éclairés, de musiciens amis et de journalistes curieux. Le grand ordonnateur et créateur de The Bridge, Alexandre Pierrepont, a animé et traduit un riche débat sur l’improvisation — sa nature, sa forme, son esprit — mené pour et avec la salle tandis que dans l’ombre, l’artisan mélomane du projet, Johan Saint, veillait au grain. Jouer et réfléchir, mais surtout échanger et (faire) se rencontrer (les points de vue), entre France et USA : tel est le propos de The Bridge, dont nous présentons ici l’orchestre #1.


- 16 octobre 2013. La Fabrique culturelle, Université Toulouse-Le Mirail (en partenariat avec Un Pavé dans le Jazz)

par Diane Gastellu

A. Pierrepont par H. Collon

Ils sont arrivés, ne se tenant pas par la main, mais lassés d’un long voyage plein de rebondissements et de retards multiples. Dijon-Toulouse dans la journée, une paille.

Face à eux, une salle comble où se mêlent les générations : certes nous sommes dans un lieu universitaire, mais surtout à Toulouse - troisième ville universitaire de France pour le nombre d’étudiants et deuxième pour la qualité de vie - le jazz et les musiques improvisées sont aussi l’affaire des jeunes. La fine fleur des musiciens toulousains est là ; quelques-uns participeront aux prochains épisodes de The Bridge.

Alexandre Pierrepont expose le projet : permettre à des musiciens français et états-uniens, non pas de se rencontrer ponctuellement sur quelques concerts, mais de passer du temps ensemble, en jouant, en voyageant de conserve, en rencontrant d’autres musiciens du réseau au long de leur parcours. Construire une itinérance qui les alimente, artistiquement et humainement, et les transforme un peu.

Les cinq musiciens sont installés en arc de cercle sur la scène. De gauche à droite : Douglas R. Ewart a déplié autour de lui une imposante panoplie d’instruments en tous genres, principalement à vent. Joëlle Léandre, concentrée, empoigne sa contrebasse. De l’autre côté de Michael Zerang, qui finit de régler sa batterie, Bernard Santacruz balance, pensif, et Jean-Luc Cappozzo, assis, prépare sa sourdine.

Est-ce l’effet du voyage ? Leur musique ressemble à un itinéraire. Un parcours en forêt peut-être, avec le souffle de la flûte à bec qui convoque des souvenirs d’Afrique centrale, la batterie qui vibre plus qu’elle ne percute, Cappozzo qui joue de l’embouchure sans la trompette, puis de la trompette avec une anche, Ewart et son didgeridoo à coulisse qui devient trompe rituelle. Il nous semble qu’il pleut : une pluie lourde, grasse, épaisse et chaude de forêt primaire.

Puis voilà que la forêt se perd. Le tempo s’accélère, la musique devient urgente. Les deux contrebasses se répondent, l’une à l’archet, l’autre pizzicato, tour à tour, très différentes dans leurs voix respectives auxquelles s’ajoute la voix humaine de Joëlle Léandre, une incantation plutôt qu’un chant. Des duos se forment et se défont, une dramaturgie se dessine. C’est sombre, énervé, bordélique aussi. Urbain, en un mot, et de plus en plus jazz au sens chicagoan du terme. Cappozzo, frondeur, lance une mélodie en mode majeur. Santacruz installe un ostinato, une atmosphère à lui tout seul. Le tempo du groupe se dilate, puis se contracte et se dilate encore, un battement d’organisme vivant. Ewart joue du bugle, puis d’une énorme flûte basse… C’est archaïque, primitif et totalement contemporain. Et ça fait fonctionner l’émotionnel à plein régime.

Le set sera court ; les musiciens s’avouent harassés par le voyage et ses péripéties même si leur musique n’en a pas donné le sentiment. Nous aurons tout de même un court bis, Douglas R. Ewart au tarogato, Cappozzo jouant du grincement de sa sourdine… C’est fini, déjà.

Le lendemain, les musiciens participeront au colloque « Rencontres du jazz et de la musique contemporaine » organisé par le laboratoire LLA Creatis de l’Université Toulouse-Le Mirail.


- 19-20 octobre 2013. Atlantique Jazz Festival (Brest)

par Matthieu Jouan

A Brest, dans le cadre de l’Atlantique Jazz Festival, c’est au sous-sol du Vauban que se déroule le concert de The Bridge #1. Il règne une ambiance particulière dans ce lieu dont la décoration datant des années 1950 n’a pas été refaite. La légende raconte que le père de l’actuel propriétaire aurait suivi à la lettre une recommandation de Léo Ferré, venu y chanter : « Surtout, ne changez rien ! ». Dont acte.

Le Vauban est un hôtel situé au-dessus d’un café-restaurant, lui-même situé au-dessus d’un dancing-club. Le genre d’endroit à contenir toute une vie. On y naît, on y vit, on y meurt. Enfin, on y dort (il existe même une chambre à motif écossais. La moquette ressemble à un kilt, le carrelage de la salle de bain aussi… mais on survit), et on y mange avant de descendre écouter le concert.

Douglas R. Ewart par H. Collon

Auparavant, permission de sortie pour aller écouter la conférence (premier volet) d’Alexandre Pierrepont, à La passerelle, un ancien entrepôt à légumes, puis garde-meubles, devenu un très beau centre d’art contemporain. Philippe Méziat nous en parlait déjà dans son compte rendu de l’Atlantique Jazz Festival.

L’intérêt de The Bridge ne réside pas seulement dans les concerts proprement dits, pourtant riches en surprises et découvertes ; c’est aussi l’occasion de rencontrer plus longuement des artistes américains qui, pour une fois, ne font pas que passer - ils prennent le temps de découvrir leurs alter egos français, les régions, la gastronomie. Ces rencontres (on a le privilège de manger avec eux) permettent également de constater qu’aux yeux de ces musiciens notre pays reste synonyme d’une certaine liberté.

La configuration scénique de The Bridge est encore différente par rapport aux étapes précédentes de la tournée. À Brest, les deux contrebasses se font face de part et d’autre de l’avant-scène. Moment magique de l’improvisation : Joëlle Léandre, archet à la main, basse en suspens, écoute. Les autres dialoguent. Bernard Santacruz joue en pizzicati. Quelque chose prend, une sorte de fusion mélodique, une pâte qui s’homogénéise, s’amplifie. Léandre se balance d’un pied sur l’autre, se penche, se concentre, l’archet au-dessus des cordes. La main gauche, sur la touche, va et vient, cherche un doigté, un accord, une note. La contrebassiste jette un regard à son homologue d’en face, puis ferme les yeux, s’immobilise. La musique tournoie dans le club comme une volute. Soudain, elle plonge. L’archet fend l’air et vient racler la corde. Léandre a tranché net. C’était le moment décisif, le déclic. Et tout change : les musiciens réagissent à la milliseconde, les volutes se dissipent, on se dirige vers autre chose, un terrain plus rude, une couleur plus sèche. Tel un torero, elle a porté l’estocade.

Plus tard, Douglas R. Ewart, fantastique mélodiste, s’embarque, lors d’un solo de didgeridoo à coulisse, dans des déclinaisons de graves qui l’obligent à étirer au maximum la partie interne de l’instrument vers le sol. Or, il est de très petite taille… Il n’a d’autre solution alors, pour conserver la même couleur, que de monter sur sa chaise afin d’étendre encore la longueur du didgeridoo ! Plus tard, histoire de s’immiscer durablement parmi les musiciens, on retrouvera un duo d’acrobates, plus la chanteuse brestoise Zalie Bellacicco et le percussionniste Michael Zerang, pour une heure d’improvisation délicate et aérienne dans une petite salle bondée et surchauffée du conservatoire. Belle illustration des vertus du chuchotement, du souffle et du scintillement dans la musique. L’art de mettre en valeur les scories et les harmoniques.

Un autre moment magique suivra, à la pointe St Mathieu. Pour les besoins du documentaire en cours sur The Bridge, l’équipe de tournage, Alexandre Pierrepont, Bernard Santacruz et Frédéric Bargeon-Briet (contrebassiste de l’ensemble Nautilis, qui participe au projet ARCH - échange entre musiciens bretons et américains - et à l’Atlantique Jazz Festival) partent pour un duo d’une rare intensité dans les célèbres et magnifiques ruines de l’abbaye, sur cette fin de terre qui se jette dans l’océan vingt mètres plus bas, au pied d’un phare. Entre des murs nus, éclaboussés de soleil, et que plus aucun toit ne protège, les contrebasses improvisent un duo étonnant ; le son se réfléchit sur la terre battue, et le vent emporte la musique à travers les baies ouvertes. Le lieu privilégié, le beau temps marin, le plaisir de jouer suscitent un superbe échange, que quelques visiteurs surpris suivent avec intérêt. Sur la pointe de Loc-Mahé, face à cette Amérique invitée et partenaire, le sens du projet The Bridge prend soudain une dimension évidente.


- 22 octobre 2013. Pôle Etudiant ; 23 octobre. Pannonica. Nantes.

par Julien Gros-Burdet

L’escale nantaise de The Bridge débute le 22 par une conférence et un concert au Pôle étudiant. Alexandre Pierrepont, en maître de cérémonie, y est accompagné par Michael Zerang et Douglas R. Ewart. Le lendemain, c’est le groupe au complet qui se présente sur la scène du Pannonica, devant une salle comble. A. Pierrepont présente The Bridge en détaillant sa première mouture avec un bonheur non dissimulé, et les cinq aventuriers envahissent la scène. Joëlle Léandre et Bernard Santacruz de part et d’autre, entourant, de gauche à droite Douglas R. Ewart, Michael Zerang et Jean-Luc Cappozzo.

J.-L. Cappozzo par Michael Parque

Il est des concerts qu’on attend avec une impatience toute particulière. La musique improvisée tire une bonne part de ce qu’elle est - souvent - imprévisible : elle peut laisser l’auditeur sur sa faim, ou bien l’emporter dans un voyage qu’il n’est pas prêt d’oublier. La magie est présente ce soir au Pannonica. Malgré la fatigue de la tournée, ces cinq musiciens-phares de l’improvisation vont nous offrir une heure de musique qui semble couler naturellement de leurs inspirations personnelles et communes. L’association des deux contrebasses et l’équilibre naturel qui s’établit entre les deux instrumentistes - l’une surtout à l’archet, l’autre majoritairement en pizzicati - portera le quintet tout au long du concert, en lui offrant l’espace nécessaire à son épanouissement, à sa respiration, en nourrissant la musique et en entretenant constamment le feu sacré.

Propulsés par Léandre et Santacruz, Zerang, Cappozzo et Ewart prennent un malin plaisir à se passer le témoin ; leur bonheur est sensible, comme celui des spectateurs. Cette heure hors du temps, car c’est bien de cela qu’il s’agit ici, a sa source dans une science du « tous ensemble ». Toutes les idées sont partagées et reprises par le groupe, qui sait en tirer le meilleur. Pas d’urgence ici, la musique prend son temps. Chacun apporte sa pierre à l’édifice et se plaît à construire une œuvre d’une belle cohérence prenante. La fraîcheur d’Ewart - 67 ans, tout de même -, les fulgurances mélodiques et libertaires de Cappozzo, la bonhomie de Zerang sont enthousiasmants. Quant au duo de contrebasses, piliers du groupe, il n’est pas de mot pour décrire sa qualité d’écoute, sa puissance de création associée à une sensibilité remarquable. Cette musique est libre comme l’air, joyeuse, enivrante. D’une beauté à couper le souffle, capable de subjuguer une salle entière et de la tenir en haleine. Du plaisir à l’état brut. Un rappel simple et court clôt la soirée, mais tout est joué. Il ne faut pas laisser échapper la magie.


- 23 octobre au Pannonica (Nantes)

Photoreportage de Michael Parque


- 26 octobre 2013 à l’AJMI (Avignon)

Photoreportage de Frank Bigotte


- 26 octobre 2013 à l’AJMI (Avignon)

Photoreportage d’Hélène Collon


The Bridge #1 par H. Collon