Chronique

The Locals

Play The Music of Anthony Braxton

Pat Thomas (p,mel), Alex Ward (cl), Evan Thomas (g), Dominic Lash (b), Darren Hasson-Davis (dms)

Label / Distribution : Discus Music

La musique d’Anthony Braxton est ouverte, modelable à l’envi et constitue un trésor qui peut paraître légèrement ésotérique à quiconque n’a pas pris le temps de s’intéresser aux clés multiples et enrichissantes que le multianchiste étasunien laisse régulièrement tout au long de sa carrière. Nous avons eu, ici, de larges occasions d’en livrer de modestes analyses.

Rares sont les musiciens qui peuvent s’enorgueillir d’avoir dans leur musique embrassé le jazz, la musique contemporaine et d’avoir par ailleurs multiplié les rencontres et les ponts. Le pianiste anglais Pat Thomas, lui, l’a très bien compris : compagnon de Derek Bailey et Lol Coxhill, il livre avec son quintet britannique The Locals l’un des albums les plus étonnants et les plus excitants de ce début d’année. Avec le bassiste Dominic Lash (notamment entendu avec Taylor Ho Bynum dans un Live at Oxford sorti en 2008 chez FMR), le piano très free et indomptable de Thomas transporte la musique de Braxton dans un univers où funk cabossé, reggae impair et groove infectieux lui donnent d’autres reflets, à l’image de cette « Composition 6c » qui tourne comme un mantra dans la clarinette d’Alex Ward pendant qu’une base rythmique puissante atomise tout alentour avec une excitation jouissive.

Premier constat, qui n’étonnera guère les aficionados de Braxton : sa musique s’en porte très bien. Elle n’est pas déconstruite par The Locals, comme c’est souvent le cas avec une adaptation d’univers dans un schéma propre au groupe. L’approche de Braxton est forcément différente ; pour une large part, sa musique est faite pour ça, pour se transformer, au gré des orchestres et des besoins, en cette plaisante gourmandise qui donne à la mythique « composition 23G », jouée avec Wheeler dans les années 70 et base de toute la réflexion musicale de son quartet des années 80, un caractère extrêmement vindicatif, avec ce piano qui se heurte à un mur du son dans toutes les directions. C’est hérissé d’électricité du côté de la guitare d’Evan Thomas, et puissamment rocailleux dans la batterie impeccable de Darren Hasson-Davies, tous deux des proches du pianiste. Le morceau ne se livre pas tout de suite : on en découvre la structure à mesure que le piano en effrite la masse brute.

La grande finesse et l’intelligence de Pat Thomas, qui est manifestement très acculturé à l’œuvre de Braxton, est d’avoir choisi des morceaux dans un corpus très favorable à l’expression de son orchestre. Hormis la « Composition 115 », qu’une guitare pleine de riffs funk pilote en compagnie de la clarinette de Ward, toutes les partitions choisies sont issues des années 70, notamment de la période Arista ; ce sont des compositions courtes, souvent conçues pour induire l’improvisation collective au sein de grands ensembles (le Creative Orchestra en sera très friand, par exemple). Ce sont aussi, les compositions 6 et 23 en tête, des morceaux qui ont traversé les décennies. Ce sont également les prémices des réflexions autour des Pulse Track Structures qui constituent l’une des premières grammaires structurées du compositeur, notamment avec Marilyn Crispell et Gerry Hemingway. The Locals Play The Music of Anthony Braxton est un formidable hommage, malin et abouti. On prend un plaisir fou à s’immiscer ainsi dans cette lecture très personnelle et pleine d’estime pour le matériel originel, plus que jamais intertextuel.

par Franpi Barriaux // Publié le 11 avril 2021
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