Tribune

The Man They Call Ass #4

Réflexions et digressions autour de la musique, épisode 4.


Dans ce quatrième volet de ses réflexions, Hasse Poulsen évoque l’importance de la langue, qu’elle soit native ou d’adoption, et la musique des accents.

Épisode 4 : Accent

L’autre jour, un ami me racontait qu’il avait montré le clip du cimetière de Tom’s Wild Years à un ami suédois. Celui-ci avait trouvé mon accent danois insupportable, ce qui a profondément touché chez moi un point déjà sensible.

Ma mère est anglaise et j’ai appris à lire au Kenya, en anglais, bien entendu. J’ai rendu visite à ma famille en Angleterre, chaque année durant toute mon enfance, et je suis même allé à l’école en Angleterre du Nord. Vers l’âge de 19-20 ans, j’habitais aux États-Unis où je pouvais faire croire aux Américains que je venais de Kenosha, Wisconsin – même aux gens natifs de Kenosha. Sans papiers, j’ai pu travailler comme videur tellement mon accent américain était parfait (ce fut une carrière très courte car le premier soir, le patron m’a demandé de jeter Jaco Pastorius dehors, ce que j’ai refusé). Aujourd’hui j’habite en France et j’apprécie beaucoup les intonations françaises en anglais.

Bref, j’ai un accent très mélangé qui reflète ma vie, et comme avec la musique, ce qui m’intéresse est de trouver le contact avec la vie et le vécu. Bien sûr, j’entends parfaitement les intonations danoises ou bizarres qui sortent de ma bouche. Je les entends en parlant français, en parlant anglais et même parfois quand je parle en danois. Je les entends quand je chante et c’est bien pire.

Hasse Poulsen © Serge Heimlich

J’ai souvent pensé que je devrais passer quelques mois aux États-Unis – à Houston ou à Nashville – pour récupérer un accent plus authentique. Mis à part le fait que j’aimerais bien passer du temps à Houston et Nashville, j’éprouve une grande réticence à faire semblant d’être autre chose que ce que je suis. L’art est d’abord une grande lutte pour se comprendre et s’accepter soi-même et comprendre la vie.

Il y a une trentaine d’années, une chanteuse danoise, Hanne Boel, en parlant de son nouveau disque qui regroupait des reprises de grands tubes tel « I Heard It Through The Grapevine » et « Son Of A Preacher Man », expliquait qu’elle s’était retrouvée dans cette musique. Une danoise de classe moyenne trouve son moi dans une musique de soul afro-américaine en chantant avec un accent presque totalement américain. Je trouvais - et je trouve toujours - que c’était une des phrases les plus bêtes que j’aie jamais entendues. Je ne parle pas du résultat musical, mais seulement du rapport entre le musicien et le grand mystère appelé La Musique.
Nous avons tous nos accents. Notre langue reflète toujours nos origines et notre histoire (n’est-ce pas, André Minvielle ?). Le saxophoniste Frode Gjerstad s’est présenté pendant des années comme le seul saxophoniste norvégien qui ne sonnait pas comme Jan Garbarek. Ce que je trouvais drôle, c’était justement d’entendre dans sa musique beaucoup d’inflexions me faisant penser à Garbarek. Et j’entends ces inflexions chez beaucoup de musiciens norvégiens. Je suis persuadé que nos langues natales définissent certaines mélodies, rythmes et accents dans notre musique. Même dans la musique instrumentale.

On pourrait ici parler de l’authenticité, mais c’est une discussion difficile, avec beaucoup de pièges. Si l’authenticité exige qu’un Africain joue de la musique africaine, qu’un Scandinave joue une musique lente et réfléchie en mode mineur, qu’un black américain joue du blues ou du rap, alors on devient le gardien d’une prison. Nous avons tous le droit de jouer selon nos envies et c’est par des rencontres et des accidents plus ou moins fortuits que la musique se renouvelle. Au milieu du brouhaha et des sons, nos personnalités ont des rôles importants à jouer dans le développement de la musique.

Exiger qu’un Danois, habitant en France, chante avec l’accent d’un Californien équivaut à demander un mensonge. Dans ce cas, l’auditeur ne veut pas se laisser toucher par l’artiste et sa musique, mais cherche à être conforté dans ses propres rêves et illusions.

Une grande partie du show-business utilise sciemment l’illusion pour séduire le public, ce qui n’exclut pas au bout du compte que la musique puisse être du grand art et très authentique.

C’est difficile, de toute façon : la musique elle-même est une formalisation des émotions. Rien n’est concret et les notes n’ont aucun sens objectif. La prétention de Richard Strauss qui prétendait pouvoir décrire une chaise en musique est drôle, et ne tient pas une seconde. Le sens de la musique se trouve dans sa capacité à ouvrir la sensibilité émotionnelle de l’auditeur. Toutes nos techniques instrumentales, tout notre savoir, toute notre psychologie sont mobilisés pour toucher et ouvrir les émotions de l’auditeur. Dans ce cas, pourquoi ne pas éliminer un accent qui fait barrière ?

Hasse Poulsen © Serge Heimlich

Le risque est de perdre sa personnalité musicale et son contact avec l’art de la musique pour devenir un animateur de célébrations des artistes originaux.
J’ai toujours été fasciné par le fait que des chanteurs tels que Matthieu Chedid aient pu imposer une voix hors normes et devenir de grandes stars. Pareil pour des instrumentistes comme Adrian Belew ou Bill Frisell qui ont tourné le dos aux techniques traditionnelles pour inventer leurs propres techniques. Comme Edward Perraud.

Dans la génération de mes parents, on discutait sérieusement et avec passion pour savoir si des blancs étaient réellement capables de jouer du jazz.

Faut-il être américain pour jouer du jazz ? Ceci devient une question politique, et ça a demandé une forte volonté de la part d’une génération de musiciens et programmateurs de faire accepter le fait que des Français et des Européens pouvaient être des grands artistes du jazz, au même niveau que les plus grands artistes américains.

La question des accents devient ainsi une question sur l’affirmation de soi-même et de sa propre histoire. Est-ce que je serais crédible si je racontais des choses importantes en me déguisant en clown ou en vagabond américain ?

À chacun de trouver sa propre réponse à cette question. Cette réponse permet de savoir si on cherche à s’inscrire dans un rêve établi ou plutôt à se libérer des histoires transmises par les mœurs et les traditions.

Pour ma part je vais continuer à faire ma musique comme je l’entends, en espérant que mes accents ne vont pas éloigner trop de monde.