Tribune

The Man They Call Ass

Réflexions et digressions autour de la musique.


Avec ce texte, le premier d’un rendez-vous qui se veut mensuel, Citizen Jazz ouvre ses colonnes au guitariste Hasse Poulsen, un musicien affranchi des barrières stylistiques et libre penseur du jazz. Ses « réflexions et digressions » auront de multiples horizons : la composition, l’improvisation, les relations entre musiciens, les programmateurs et le public… La liste est riche de questions, le Danois proposera quelques réponses.

Épisode 1 : Est-ce que c’est du jazz ?

Depuis le jour où j’ai commencé à enregistrer des disques et à faire des concerts – c’était il y a plus de trente ans – on m’a souvent posé la question : « Est-ce que c’est bien du jazz ? ». Ça m’est arrivé tout récemment encore et cette fois, je suis vraiment surpris. Sur son blog Notes de Jazz, Michel Arcens pose la question à la faveur d’une chronique de mon nouveau disque Dream A World. Ce qui a suscité son interrogation tient au fait que Thomas Fryland et moi jouons des chansons populaires écrites par Bob Dylan, Leonard Cohen, Sergio Ortega, mais aussi Beethoven et plein d’autres. Elles sont identifiées comme du rock, de la musique latine ou classique, du songwriting. Arcens se penche sur la question des origines du jazz et, à mon grand soulagement, parvient une conclusion que je partage : « C’est un esprit, plutôt qu’une manière... » et Dream A World est sans aucun doute pour lui un disque du jazz.

Hasse Poulsen © Gérard Boisnel

Je suis étonné que Dream A World ait pu engendrer une telle question, car c’est selon moi le disque le plus jazz que j’aie jamais enregistré. En réalité, il est tellement jazz que j’ai même eu peur d’être mal vu par mes copains du milieu du jazz contemporain et des musiques improvisées. Il y a des années – à l’époque où le trio avec Lotte Anker et Peter Friis Nielsen faisait des concerts avec Peter Brötzmann, Erik Balke, Arve Henriksen et bien d’autres encore – on nous posait souvent cette question. Comment était-il possible d’utiliser le mot jazz pour un tel ramassis de bruits sans tempo, harmonies ou mélodies ? Peut-on appeler jazz l’improvisation non idiomatique de Derek Bailey ? La question resurgit aussi chaque fois qu’un musicien issu du monde du jazz est tenté d’écrire pour un ensemble classique, parvenant même parfois à quelque chose qui ressemble à de la musique classique. On a contourné cette question en inventant il y a un demi-siècle, à l’instigation de Gunther Schuller, l’expression « Third Stream ».

Au début des années 90, le quatuor Kontra a joué au défunt festival Lerchenborg Musikdage une œuvre de ma plume. Après ce concert, un compositeur de mon âge, Karsten Fundal, m’a dit que je pourrais trouver une bonne voie pour ma carrière, entre improvisation et nouvelle musique. Ses remarques m’avaient tellement énervé que j’ai tourné le dos au monde de la musique composée. Comment osent-ils ? D’où vient cette idée de petits musico-écrivains selon lesquels certaines formes de musique seraient plus vraies que d’autres ? Pensent-ils sérieusement que des gens comme moi doivent être circonscrits à une antichambre de la vraie musique ? Chaque fois qu’un musicien de jazz essaie de s’attaquer à un autre style de musique : rap, heavy, musique traditionnelle, afro, salsa... la question revient, encore et encore. En réalité, il avait raison : j’ai passé ma vie à essayer de mélanger l’esprit jazz avec toutes sortes de traditions et de styles, mais ceci est ma propre histoire, qui n’a pas sa place ici.

Donc le jazz, qu’est-ce que c’est ?

J’appelle toujours ma musique du jazz. Toujours. C’est parce que je suis amoureux des musiciens de l’histoire du jazz. J’adore les mythes autour du jazz. Le jazz est la musique de l’artiste obstiné et je me reconnais dans la fierté et la pureté de ces histoires d’artistes mal compris, dans les luttes pour être entendus et pour survivre. C’est très romantique. Car selon moi, le jazz est très romantique. Ça peut être un romantisme façon « pull, bière et barbe blanche » dans un petit bar, aussi bien que celui d’une scène beaucoup trop grande dans un pays lointain. Ça peut même être la répartie cool qui la convainc de me suivre chez moi !

Le jazz, ce sont tellement de choses, et pour moi c’est la vie. Arcens écrit dans sa chronique que le jazz est inséparable chez moi de la notion de liberté. Il touche à la vérité : le jazz est à mon avis la seule forme de musique qui demande à chaque musicien de développer un langage personnel. Dans tous les autres styles, on est censé faire ce qu’exige le style, le chef d’orchestre ou le compositeur. Que la musique soit jouée par tel ou tel musicien n’a normalement pas beaucoup d’importance – et je dis cela avec beaucoup de respect ! Parce que bien sûr, il y a des différences de niveau, de goût, et mille détails qui distinguent les musiciens, dans tous les styles.

Pendant mes trente ans de carrière, la scène musicale s’est divisée de manière de plus en plus dure entre les différents styles et traditions. Les styles se frayent des passages, comme des lignes droites, dans les univers luxuriants de la musique. On nous demande, à nous les musiciens, de rester en équilibre sur ces lignes. Et ce n’est pas facile, car les gardiens agressifs des « chemins purs » nous guettent avec leurs dents acérées tout au long de la route.

Hasse Poulsen © Gérard Boisnel

C’est quoi l’idée ? Pouvez-vous m’indiquer un seul musicien – au moins parmi les plus importants – qui a suivi les tristes règles définies par ses pères et professeurs ? Je ne trouve personne. Schumann peut-être ? Ou Paul Desmond ? La réponse est trop évidente : ils ont inventé leur propre musique. Simple et fantastique. Et c’est exactement ce qu’il faut faire. C’est cela qui donne du plaisir : la multitude d’idées, les rencontres imprévues, les collisions explosives. La seule idée de savoir qu’il existe des personnes osant mélanger tout et n’importe quoi, tels des alchimistes sur le point d’inventer l’or, doit nous combler de joie.

Et est-ce que ça, c’est du jazz ?

Noam Chomsky a écrit qu’à partir du moment où le sens d’un mot a été largement établi et accepté, il n’était plus possible d’en changer l’interprétation. Ella et Louis sont donc éternellement associés au mot jazz. Pendant des années, j’ai pensé qu’il était nécessaire d’inventer de nouvelles expressions pour décrire ma musique. Pour mon premier trio, on utilisait la formule human music. Des producteurs et distributeurs me demandent toujours de trouver une bonne (nouvelle) description de ma musique. Il n’est évidemment pas utile de penser à Louis Armstrong et Duke Ellington en écoutant ce jazz nouveau. En fait, je ne suis même plus très sûr de ça. Ou plutôt, je trouve que ce n’est pas grave. Louis Armstrong et Duke Ellington sont des monuments de la musique, au niveau de Glenn Gould et Stravinski, ou Paul McCartney et João Gilberto. Et j’aime vraiment la tradition qui constituait le monde d’Armstrong et Ellington. C’est dans cette même tradition que vivent Evan Parker et Hélène Labarrière. Et moi.

Le jazz, c’est le tout. C’est un pays où tout est musicalement permis. Si quelqu’un choisit de vivre dans le monde du jazz, il n’y a aucune autorité qui peut l’interdire. C’est un pays qui existe.

C’est du jazz !

Hasse Poulsen – Musicien de jazz