Portrait

Thibaud Rolland garde la pulsation

Rencontre avec le nouveau directeur de Nancy Jazz Pulsations, successeur de Patrick Kader.


Il est jeune, connaît bien Nancy Jazz Pulsations pour y avoir déjà travaillé. Il relève ce défi important : prendre la tête d’un des plus importants festivals de France dirigé pendant près de 40 ans par le même directeur, Patrick Kader. Nous l’avons rencontré pour en savoir un peu plus.

- Thibaud Rolland, qui êtes vous ?

J’ai 31 ans. J’ai commencé à me passionner pour la musique grâce à des études au Conservatoire où je pratiquais le saxophone. J’ai intégré le cursus jazz avant de suivre des études de gestion, puis des études culturelles à Metz. C’est là que j’ai découvert le festival et ce mélange passionnant de jazz et d’autres genres musicaux, ce bel équilibre. Pendant une période de stage, j’ai créé à Reims une association qui s’appelle Velours pour produire des concerts plutôt « musiques actuelles » en mêlant différents genres : un festival de hip-hop, un autre qui confronte les pratiques artistiques et actuelles, comme les arts numériques, au patrimoine historique. Nous tenons aussi une guinguette.

Velours m’a permis de faire mes propres expériences, de progresser aussi et d’apprendre par moi-même de façon très transversale. Tandis qu’à NJP après mon année de licence en 2009, j’étais plutôt à la production. J’y avais programmé le Nancy Jazz Poursuite et je gérais aussi la salle Poirel et le Théâtre de la Manufacture. Je suis revenu à Reims après NJP pour me consacrer pleinement à Velours et j’ai trouvé un stage avec le programmateur à La Cartonnerie, où je m’occupais à nouveau de production.
Mais au bout d’un an, il me fallait un autre bagage : je suis parti à Lyon pour devenir booker dans une boîte hip-hop. Cela m’a appris à « mieux vendre pour savoir comment mieux acheter », puisque c’est aussi une partie de ce travail, mais surtout de constituer un réseau national de programmateurs et de me déplacer en France pour voir d’autres festivals, d’autres pratiques. Entre-temps, Limitrophe à Marseille m’a proposé de booker des groupes. Autant Lyon était plutôt orienté hip-hop et rap, autant à Marseille j’ai travaillé pour des groupes plutôt afro-beat, très groove, à dominante hollandaise.
Au bout de cinq ans, j’ai arrêté le booking parce que j’avais beaucoup de travail avec Velours, mais aussi pour préparer l’avenir. Patrick Kader et moi-même nous sommes entendus début 2017 sur le fait que je prendrais les rênes du festival à sa suite. Tout cela fut assez fluide et s’est déroulé logiquement.

Thibaud Rolland @ Denis Desassis

- Si vous vouliez présenter NJP, quelle définition en donneriez-vous ?

C’est l’un des plus grands festivals de France et aussi l’un des plus âgés, de jazz à l’origine, né dans une période où il y avait peu de concerts en France. Il fête ses 46 ans, il s’est ouvert aux musiques actuelles depuis les années 90, il se compose d’un ensemble de genres musicaux très large : reggae, hip-hop, musiques du monde, rock. Aujourd’hui, il touche tout le Grand Est, avec un fort rayonnement sur la métropole nancéienne et sur la Lorraine. Je dirais que c’est un festival de bon goût musical, très convivial, assez rock finalement dans l’état d’esprit et la façon d’envisager l’ambiance, le public et les lieux.
C’est un festival urbain d’automne, qui donc n’est pas du tout comme un festival… d’été ! Ce ne sont pas du tout les mêmes contraintes et les mêmes avantages. Il fait vibrer fortement toute une ville pendant 10 à 15 jours avec une grande partie d’événements gratuits et pour autant, selon les années, on compte 30 à 35.000 spectateurs payants. Les pulsations résonnent depuis si longtemps ici que le festival a fait des petits : je pense à la vitalité artistique du territoire, il y a énormément de bons musiciens de jazz en Lorraine. On a même un journaliste ! (rires) Il y a des acteurs, c’est un festival qui a éduqué, bercé une région entière. Ce qui m’étonne toujours, c’est de voir que les Nancéiens y sont viscéralement attachés. Pour moi, c’est une réussite et j’arrive à sa tête pour garder ce qui fonctionne.

- Justement, est-ce que vous imaginez des évolutions, et dans quelles directions ?

Je ne voulais pas arriver avec mes gros sabots en pensant que je ferais mieux que mon prédécesseur. Ce n’est pas du tout mon état d’esprit. J’arrive avec humilité, beaucoup d’envie et d’enthousiasme, surtout pour transformer ce festival dans le temps, petit à petit. Ce sont des détails, de petites actions qui peuvent grandir, plus qu’un projet grandiloquent dès la première année. Comme par exemple la rencontre entre Boubacar Cissokho et Julien Petit, une « petite chose » qui prend du relief par ses liens avec Mirecourt, la lutherie et ses savoir-faire.

Le fait aussi que nous avons pris un axe écologique et responsable. C’est peut-être l’un des seuls points sur lesquels le festival était en retard. Pour ce qui concerne la programmation elle-même, je n’ai pas l’impression de vraiment détoner vis-à-vis de Patou (Kader).
Pourquoi d’ailleurs aurais-je renouvelé le genre puisque cela fonctionne ?
J’ai ajouté une soirée jazz au Chapiteau de la Pépinière, ça fait beaucoup de jazz mais ça me tenait à cœur. Le jazz, c’est une vraie problématique de développement pour nous mais aussi pour d’autres festivals, parce qu’il est impératif d’initier, de sensibiliser des publics qui ne sont pas forcément adeptes ou qui n’ont pas été amenés vers ce genre musical. Je ne pense pas qu’il s’agisse d’une question d’âge. Je crois qu’on peut vraiment réussir à désacraliser le jazz plus que cela n’a été fait jusqu’à présent, avec le public étudiant notamment, qui est l’un des plus volatiles. Il y a aussi toutes les actions sociales que nous mettons en place : l’idée est plutôt d’aller au fond des choses dans ce qu’on entreprend et de trouver une résonance entre les événements. Voilà dix ans que je viens, mais cela fait seulement un an que je perçois l’ensemble du festival parce qu’il est énorme et qu’il y a beaucoup de concerts, y compris en région. Plus tard, j’aimerais que nous ayons une création à NJP qui voyage en Tunisie, au Maroc, en Allemagne… ce serait un rêve ! Mais au fond, est-ce que c’est essentiel pour le festival ? Il ne faut pas oublier le territoire qui est ce par quoi nous sommes financés : en majorité par la ville de Nancy et la Métropole, qui représentent les 3/4 du public. C’est vers lui qu’il faut se tourner. Tout cela est une question d’équilibre entre grandes ambitions et actions concrètes sur le territoire.

- Vos coups de cœur pour 2019 ?

J’ai très envie de vivre la soirée au Magic Mirrors dédiée au jazz anglais avec Kokoroko et Alpha Mist. Envie aussi de voir la soirée de clôture au Chapiteau de la Pépinière, avec Raphael Saadiq mais surtout avec Ryan Porter et Kamasi Washington. Il y a aussi les Vikings à l’Autre Canal, ce truc a l’air complètement dingue : Heilung et Skáld, je l’ai découvert il y a six mois. C’est sans doute une musique pour une « niche », pour un public plutôt métal qui ne serait peut-être jamais venu à un festival. Je pense enfin à la soirée électro que j’ai vraiment pensée sur la danse, la disco, la chaleur.

- Imaginez que vous ayez tous les moyens imaginables à votre disposition, un budget illimité…

On peut réveiller les morts ? (rires)
En ouverture, je ferais bien Hiatus Kayiote [1] pour une petite salle intimiste ou le Magic Mirrors. Je ferais venir Parcels [2] ou James Blake, enfin… un groupe pop qui est dans la finesse et la délicatesse et qui me parle énormément. (long silence)
Ah je ferais bien venir John Coltrane, tout de même ! Miles aussi évidemment. Mais oublions les morts…
Kendrick Lamar, Anderson Paak. Une soirée californienne avec des musiciens du même âge, avec des esthétiques différentes mais qui se connaissent tous, même s’ils ont choisi chacun leur chemin. Et puis, entre Hiatus Kayiote et le rap, du jazz : Kamasi Wahington par exemple. C’est un musicien qui pourrait permettre à un public venu écouter du rap de prendre une énorme claque. Et je ferais bien une autre soirée avec Snarky Puppy, Meute. Et Bobby McFerrin à l’Opéra… ou Michael Jackson !

par Denis Desassis // Publié le 6 octobre 2019

[1Groupe de néo-soul formé à Melbourne en 2011.

[2Autre groupe australien, basé à Berlin.