Thumbscrew et Braxton : construire et déconstruire
Thumbscrew, réunissant Tomas Fujiwara, Mary Halvorson et Michael Formanek, se lance dans une lecture de Braxton d’une rare intensité.
Envisager la musique d’Anthony Braxton comme une œuvre de répertoire, la chose n’est pas nouvelle. Du Vienna Art Orchestra à James Carter, nombre sont les pairs à avoir interprété l’une de ses compositions numérotées. Mais un disque entier de Braxton sans lui-même, ne serait-ce qu’à la direction ou à la manœuvre, est plus rare [1] : on pense à Hildegard Kleeb, qui interpréta des morceaux dans un récital pour piano chez HatHut, ou les trois orphelins du quartet des années 80 dans un intense Play Braxton en 2010. Thumbscrew innove, donc : le trio réunissant Tomas Fujiwara, Mary Halvorson et Michael Formanek, qui interroge d’habitude les confins du trio guitare/basse/batterie, se lance dans une lecture de Braxton d’une rare intensité.
Le travail de Thumbscrew à l’occasion des événements autour des 75 ans du maître s’inscrit davantage dans la continuité du disque d’Hemingway/Crispell et Dresser, même s’il est propre au trio de Mary Halvorson et consorts. Cela tient au fait que, même si la guitariste est une intime de l’oeuvre, il n’y a pas la même proximité de jeu avec Tomas Fujiwara et Michael Formanek. Le premier a certes joué avec Anthony Braxton, dans un remarquable Trio (New Haven) 2013 avec Tom Rainey ; quant au contrebassiste, s’il est acculturé avec le multianchiste (son ensemble Kolossus en témoigne), il n’a jamais formellement joué avec lui. Qu’importe : il suffit d’une ligne de basse ferme et diablement concentrique sur la « Composition 52 » pour affirmer qu’il maîtrise les codes et les subtilités de la grammaire braxtonienne.
Nous n’irons pas jusqu’à dire que cette visite de courtoisie en forme de carte du tendre était inattendue, mais elle est excitante par sa gageure ; hormis la « Composition 52 », pièce majeure et symbolique des Pulse Track Structures [2], qu’on retrouve notamment sur le Quartet (Santa Cruz) 1993 et la « composition 157 » enregistré en 1991 avec Peter Niklas Wilson, toutes les partitions choisies par Thumbscrew sont inédites. Le trio d’Hemingway avait choisi de jouer la musique qu’ils avaient assimilée et jouée pendant plus de dix ans, une langue maternelle. Thumbscrew se jette dans un bain linguistique divers, babélien, que le trio va faire sien en le ramenant à une essence brute.
- Thumbscrew © Amy Touchette
Cela surprendra surtout si l’on perd de vue que le travail de Braxton conceptualise l’idée que chaque partie peut être jouée par n’importe quel instrument. La musique de Braxton s’adapte à tout les contextes, et Thumbscrew l’expérimente. C’est ainsi que même si elle n’est pas familière du trio guitare/basse/batterie, sa musique s’y plie à merveille sans pour autant verser dans la nervosité inutile ou le simplisme, nonobstant le choix indiscutable de jouer des morceaux très courts. Ainsi, la « Composition 35 », pensée par Braxton comme une pièce pour piano, tuba et bois, rencontre ici un dialogue sibyllin et aérien entre Fujiwara au vibraphone et la guitare d’Halvorson, acérée et bondissante. Ce n’est pas une bousculade de l’original, c’est une recombinaison.
Lorsque Formanek entre en jeu, il structure une ligne sur laquelle ses compagnons plantent tour à tour des banderilles, comme un chemin soudainement balisé, qui sortirait d’une forêt aux racines nombreuses et irrévocablement enchevêtrées. La contrebasse ordonnance le propos de Thumbscrew, et s’il n’était qu’un signe à retenir de cette assimilation du langage braxtonien, ce serait celui-ci ; dans la grande cartographie que représentent les compositions de Braxton, c’est sur un morceau qu’on peut considérer comme transitionnel, c’est-à-dire qui peut être utilisé comme matériel secondaire à une autre morceau [3], que Thumbscrew établit son centre névralgique. Le trio possède son propre sextant.
Les trois musiciens ont ainsi collectivement conquis les clés du langage global braxtonien. Ils ont bénéficié de l’ouverture des archives de la Tricentric Foundation, et ont ainsi pu consulter les notes du compositeur, souvent décisives car contextualisées et pensées. On prendra pour exemple la délicieuse interprétation de la « composition 68 », structure rapide pour saxophone baryton selon les notes de Braxton, où le canevas basse et batterie (puis vibraphone) est ajouré de brèches électriques profondes comme des abysses et joliment heurtées. Un entrechoc très réussi. Habituellement bâtisseuse (« composition 274 »), Mary Halvorson se charge ici des ornements. Elle habite la partition ; elle même orientée par les nombres et les signes dans son propre univers, elle est un sésame qui ouvre de nouveaux espaces improvisationnels. La guitariste n’impose rien, pas même sa familiarité avec l’œuvre. Thumbscrew est une entité, les choix sont tricéphales. D’ailleurs, tout est pensé en fonction de l’essence même de l’orchestre, qui s’est construit dans la relation tripartite et ses interactions. Cela rend d’autant plus pertinente l’impasse sur les morceaux postérieurs à la rencontre entre Braxton et Halvorson, à la Wesleyan University. Cela met chacun sur une ligne identique, sans parler d’égalité. Chacun des membres de Thumbscrew a sa propre histoire avec Braxton [4]
- Partition Composition 14
S’il était encore quelques questionnements à dissiper sur la conquête du matériel braxtonien par le trio, c’est sur l’ardue « Composition 14 », partition exclusivement graphique, que les réponses apparaîtraient. Œuvre soliste, jouée logiquement trois fois sur le disque paru chez Cuneiform, elle illustre le gigantesque puzzle qui caractérise ce formidable travail de curation réalisé par Thumbscrew. Passons outre la prestation d’Halvorson : ce langage est définitivement sien et elle darde ses plus beaux rayons. C’est bien la partie de Formanek qui est la plus emblématique, tant le contrebassiste, aux attaches plus classiques que ses compagnons (Peter Erskine, Tim Berne, Uri Caine…), fait sien l’exercice. Le jeu est fluide, intense, d’une rondeur qui tranche avec la guitariste.
Il faut bien comprendre que si le choix de la 14 fut sans doute une gageure, c’est parce qu’elle pose la question de l’improvisation dans le formalisme braxtonien. A plus d’un titre, c’est une percée dans le cœur même, dans le mécanisme de sa pensée. Avec The Anthony Braxton Project, nous assistons à un travail de maturation, comme un moteur ouvert qui dévoilerait chacun de ses écrous. Un coup de maître, et un passage obligé de cette année « Braxton 75 ».