Chronique

Tiger Trio

Unleashed

Myra Melford (p), Nicole Mitchell (fl), Joëlle Léandre (b)

Label / Distribution : Rogue Art

Ce disque est une première, avec son cortège d’inédits, et pourtant il sonne bien familièrement. Ne nous trompons pas ; ce qui est familier n’est pas rabâché, asséné ou connu d’avance. C’est une petite musique douce aux oreilles et au cœur qui peut avoir la saveur de l’inouï. C’est l’exacte définition de ce Tiger Trio, rencontre de trois femmes qui ont marqué de leur savoir-faire l’ensemble de la musique improvisée mondiale. Une première, oui. Parce que si Joëlle Léandre et Nicole Mitchell représentent des sœurs qui se sont trouvées de longue date, Myra Melford n’avait jamais croisé la route de la contrebassiste et de la flûtiste. En découvrant « Lightening », la pièce inaugurale, on s’en étonne : la main droite pérégrine sur le clavier en finesse, pendant que la flûte tente de la rattraper à la course, suivi de près par un archet badin mais bâtisseur. Tant de naturel pour une forme si neuve pourrait surprendre si nous n’étions pas en face de musiciennes qui ont fait de l’instinct et de l’écoute un langage véhiculaire ductile et vif.

Choisir de se ranger sous le signe du tigre tient de l’évidence. Il y a dans les interactions entre les improvisatrices toutes les caractéristiques du fauve : rapidité, agilité et puissance. Les rôles ne sont pas assignés : qui serait assez présomptueux pour confiner ces fortes têtes dans un registre  ? Sur « Summer Rain », les tâches sont partagées, s’échangent avec une certaine malice. La force de frappe inaugurale du piano, intenable mais pas instable, se transfère sans transition à Joëlle Léandre, tout à la fois volubile et en embuscade. On se prend à rêver, dans cette intense conversation, qu’un jour prochain Myra Melford s’ajoute à la liste innombrable des duos de notre récente chevalière. Entre la professeure de Berkeley et l’infatigable préceptrice de tous horizons, il y a la complicité immédiate des pédagogues, qui se retrouve dans « Threatening Clouds ». Les nuages menaçants du titre ne portent pas ombrage à un conciliabule complexe mais lumineux, dont Mitchell n’est pas exclue. Au contraire, elle s’instille dans cette relation forte et structurante, non comme une mouche du coche mais tel un accélérateur de particules.

Unleashed, paru sur le label RogueArt qui n’aime décidément rien tant que les rencontres transatlantiques, est effectivement débridé. La liberté est induite par la personnalité des forces en présence, mais elle n’est pas arrachée au prix d’une âpre bataille. Il n’y a pas de cris, pas de rage, pas d’attaques rageuses de flûte, même dans ce « Thick Fog » qui commence pourtant par le souffle perturbé du métal. La main gauche ne se fait jamais lourde sur le clavier. La liberté ne se conquiert pas si elle est omniprésente dans l’air ambiant. C’est d’ailleurs de cet air qu’il est question tout au long de l’album, un air vivant naturellement, et soumis aux éléments, au vent qui pique, à la pluie qui transperce, au soleil qui cuit. Là non plus, point de rôle particulièrement défini, mais une volonté d’apporter une dimension sensorielle à ce bondissant trio qui en quelques foulées tutoie les sommets. Le propre des grands félins.