Chronique

Tigran Hamasyan - Aratta Rebirth

Red Hail

Tigran Hamasyan (p, kb), Nate Wood (dr), Areni Agbabian (voc), Ben Wendel (as,ts, basson, melodica), Sam Minaie (b, cb), Charles Altura (g)

Label / Distribution : Plus Loin Music / Abeille Musique

Très attendu, ce troisième album de Tigran Hamasyan, dans tous les sens du terme. Attendu comme le messie par ceux qui, déjà, vouent un culte à ce musicien de vingt-deux ans au parcours sidérant (prix Thelonious Monk à dix-neuf ans !) ; attendu au tournant par ceux qui se plaisent à débusquer la fissure sous les sans-faute trop lisses. Red Hail ne mérite sans doute ni cet excès d’honneur ni cette indignité.

Ce n’est pas rien d’être un jeune prodige : le public attend toujours de vous un propos d’une maturité en rapport avec votre maîtrise instrumentale et votre aisance dans le maniement du langage musical : harmonie, mélodie, rythmiques. Tigran Hamasyan, virtuose à la technique imparable, mélodiste, fin harmoniste, reste un très jeune homme qui a, certes, une carrière déjà conséquente et deux albums derrière lui, mais qui vit aussi les impatiences et les questionnements de son âge. Les coups de génie et les impasses.

World Passion et New Era faisaient cohabiter deux veines : l’une « jazz classique » (« What Is This Thing Called Love », « Solar », « Well You Needn’t ») et l’autre faite de compositions personnelles fortement imprégnées de traditionnels arméniens. Red Hail rompt avec la la première et enfonce le clou de la seconde.

Cela lui réussit dans le premier titre, « Shogher Jan » [1], un traditionnel qu’il enrichit en brisant le ronronnement ternaire, en l’additionnant d’une mélodie sous-jacente reprise plus tard en guise de vamp finale. La voix d’Areni Agbabian accentue encore la couleur du morceau, qui rappelle Return To Forever première manière : on pense très précisément à Flora Purim dans « Five Hundred Miles High ».

Cela fonctionne beaucoup moins bien avec un autre traditionnel, « Amran Gisher » qui, chanté à deux voix a capella, prend des allures d’hymne national bien loin des paroles sentimentales de l’original [2].

Du côté des compositions personnelles, Tigran Hamasyan est, là encore, clairement sous influence de Return To Forever : c’est manifeste dans la première partie de « The Glass-Hearted Queen », sur « Love Song » ou « Falling ». Ça l’est aussi, mais pour la période post-1972 (après le départ d’Airto Moreira et de Flora Purim), dans le reste de l’album : « The Awakening Of Mher » et le Fender Rhodes de « Serpentine » portent des traces de Hymn To The Seventh Galaxy, mêlées d’influences hard-rock - les riffs tranchants de « Red Hail » ou « Corrupt » -, ou hip-hop avec le scat du batteur Nate Wood sur « Falling » [3]. Les thèmes annexes d’un morceau sont développés dans un autre, la ligne de basse devient mélodie, la mélodie devient riff, tout cela fait preuve d’une pensée architecturale certaine.

L’ennui, c’est que les éléments rock ont du mal à s’intégrer dans une construction et tendent à tourner sur eux-mêmes sans trouver la porte de sortie. « Red Hail » en est le plus flagrant exemple, avec sa fin en queue de poisson, ou « The Glass-Hearted Queen » et « Moneypulated » qu’il a fallu shunter faute de savoir comment les terminer. Indices d’une intention trop peu précise ? D’un manque de maturation des compositions ?

Ces emprunts à autrui - au hard-rock et à Corea -, cette façon de se cramponner au répertoire arménien qui ouvre et ferme l’album, autant d’indices d’une identité qui se cherche au-delà de l’image d’Epinal du surdoué et dont il nous faut, pour l’instant, déchiffrer les traces entre les lignes d’une musique foisonnante, un peu brouillonne mais loin d’être vide.

Tigran Hamasyan est un musicien d’une remarquable virtuosité. Il a aussi vingt-deux ans ; ce n’est pas une excuse, et ce n’est pas une faute : c’est un fait. Tant mieux pour nous : album après album, nous voyons Tigran Hamasyan devenir peu à peu Tigran Hamasyan. Ce n’est pas un mince privilège que de voir grandir un artiste.

par Diane Gastellu // Publié le 6 juillet 2009

[1Les curieux pourront en trouver d’autres versions ici ou

[2que les mêmes curieux pourront retrouver ici dans une version bien différente

[3Nate Wood dont, par ailleurs, la façon de caler presque systématiquement ses rythmiques sur la main gauche du piano devient, à la longue, fatigante.