Chronique

Tom Rainey Trio

Hotel Grief

Ingrid Laubrock (saxes), Mary Halvorson (g), Tom Rainey (dms)

Label / Distribution : Intakt Records

Lorsqu’en 2010 est enregistré le premier album de Tom Rainey en compagnie de la saxophoniste Ingrid Laubrock et de la guitariste Mary Halvorson, le batteur du mythique trio Big Satan s’attache les services de deux étoiles montantes de la scène new-yorkaise, qui n’ont depuis pas cessé de progresser. Leur parcours est dissemblable (Laubrock est née en Europe, a étudié à Londres ; Halvorson est de Boston et a un parcours universitaire à Wesleyan dans le Connecticut), mais les langages s’accordent tout de suite, familiarisés entre autre par l’influence de glorieux aînés comme Anthony Braxton. Placé sous le signe de l’improvisation libre, Pool School était un déluge acrimonieux ; le jeu de Laubrock, tout en heurts et en esquives, était le complément idéal des deux sculpteurs de masse brute qui lui faisaient face. Depuis, notamment dans les orchestres de l’allemande, la collaboration a pu largement s’étoffer. Après Camino Echo Cielo, second disque moins spontané qui faisait la part belle aux constructions raffinées et complexes, Hotel Grief est plus qu’un retour aux sources. Une synthèse.

Capté live au Cornelia Street Café de New-York (bastion de cette scène) la veille du réveillon de fin d’année 2013, il se compose de titres longs, qui laissent la place à une mécanique de précision communautaire doucement érodé par les individualités. Se succèdent des moments foisonnants et d’autres étals qui peuvent souvent s’apparenter à des cycles. Ainsi, lorsque Mary Halvorson prend un solo au début de « Last Ouverture », c’est le fruit d’un mouvement collectif, comme ces jeux d’enfants où un élastique se libère de son axe d’un coup sec. Ce qui fait la force de l’album, c’est qu’aucune structure ne semble figée. La notion d’égalité, tant mise en avant dans maints trio est ici totale. En témoigne la tempête bruitiste de frappes et de cordes à la fin de « Hotel Grief »... elle tente d’emporter Laubrock et créé en réalité un modèle d’équilibre. Le soprano est vent debout face au marasme : un tourbillon dont elle serait le centre impavide. Elle prend des coups et les redonne au milieu des remous contraires, mais on n’assiste pas au combat d’une musicienne contre un axe indéfectible, les relations entre les pointes du triangle sont, au contraire, en constante mutation. Même lorsque les positions paraissent antagonistes, chacun se soutient sans défaillir, voire se remplace ou se confond pour mieux repartir plus fort et plus unis (« Briefly Lompoc »).

Dans ce mouvement, c’est le jeu polymorphe d’Halvorson qui impressionne. Distraitement, on pourrait affirmer dès le départ qu’on reconnaît le style inimitable de la guitariste ; cela s’avère heureusement plus complexe. Dans l’intense « Proud Achievements in Botany », elle est partout. A la fois volubile et capable de s’acharner sur quelques courts ostinati subtils en écho d’un Rainey coloriste. Également imperturbable lorsque la saxophoniste se frotte de trop près aux trames de ses comparses. On constate à quel point ce trio est le témoin des évolutions et des directions prises par les trois musiciens. Hotel Grief est le symbole abouti de créateurs insatiables qui ont trouvé une langue véhiculaire entre leurs univers. L’échange ne semble pas avoir de trêve. Un moment jubilatoire et remarquablement équilibré.