Scènes

Tribu, le festival multicolore


Pour sa vingt-cinquième édition, le Tribu Festival enchante la ville de Dijon afin de partager la diversité des musiques planétaires. Le programme proposé échappe à toute démarche conservatrice et s’inscrit dans la découverte de projets issus des différentes parties du monde. Réinventer les formes artistiques demeure le leitmotiv de l’équipe de Zutique Productions, organisatrice du festival, qui sait combien il est nécessaire d’élargir nos visions culturelles. Totalement investi, le public est transformé, il suffit de constater l’effervescence avec lequel il s’adonne à la danse chaque soir lors des concerts pour mesurer l’importance de ce rendez-vous annuel et festif.

Ze Tribu Brass Band © Mario Borroni

Tout commence au Consortium Museum avec le label et association Skanky Yard qui présente deux films, Bullwackie (in New-York) et The Last Angel of History. Le réalisateur Christopher Coy se démarque en 1985 par la sortie de son documentaire dédié à la référence du reggae new-yorkais, Lloyd Barnes, plus connu sous le nom de Bullwackie. Après avoir enregistré bon nombre de singles dans les années soixante, c’est dans le quartier du Bronx qu’il va installer son studio destiné à promouvoir des artistes émergents. Visionnaire, il va créer en 1976 le label Wackie’s, devenu la référence incontournable de la diaspora jamaïcaine de New-York. Les images s’accompagnent d’une bande-son où les basses prédominent. L’alternance entre les séquences tournées en studio et d’autres en provenance de concerts installe une dynamique croissante. Parmi les nombreux témoignages précieux, Milton Henry, Itopia, Annette Brisette, Horace Andy, Sugar Minott nous transportent allègrement dans une musique qui va prendre un essor mondial et influencer notablement le hip-hop.

La fiction documentaire de 1996 The Last Angel of History réalisée par John Akomfrah et écrite par Edward George, membre du Black Audio Film Collective, met en lumière l’afrofuturisme. Sun Ra ou Parliament-Funkadelic font figure de pionniers éclairés et certains artistes visionnaires n’hésitent pas à intégrer les sons synthétiques de Kraftwerk à la techno de Détroit afin d’en renouveler les codes. Un seul point commun alimente toutes ces recherches soniques, l’immersion dans l’univers de la science-fiction. Les témoignages de Derrick May, de Goldie sont édifiants. L’écrivain Greg Tate, créateur de l’orchestre Burnt Sugar, apporte un éclairage pertinent par son analyse sociologique consacrée à l’esthétisme noir et à ses rapports avec l’industrie de la musique. L’image fantasmée du vaisseau cosmique destiné à venir sauver la communauté afro-américaine devient la métaphore de ce que subit cette communauté au quotidien dans une Amérique régie par les blancs, ce qui en soi est déjà de la science-fiction.

la simplicité expressive de la thématique et la modernité de l’écriture font honneur à la cheffe d’orchestre américaine

Depuis 2010, les bourguignon·nes qui composent Ze Tribu Brass Band répandent une musique fiévreuse. Honneur aux saxophones soprano qui se lancent dans des improvisations solistes, des dérapages incontrôlés peuvent survenir par instants, mais ils sont destinés à mieux relancer l’orchestre qui s’époumone avec détermination. Le contre-chant de l’accordéon apporte de l’originalité et les trombones marquent les rythmes colorés avec cohésion. Le public entre dans la danse avec enthousiasme et célèbre cette fanfare survitaminée qui porte bien son nom.

ONJ Sylvaine Hélary © Alice Forgeot

C’est une foule dense qui se presse à l’auditorium pour s’imprégner de With Carla qui revisite l’œuvre protéiforme de Carla Bley. Certaines des compositions sont issues de la fameuse trilogie European Tour 1977, Musique Mecanique et Social Studies.Choix judicieux qu’a entrepris la directrice de l’ONJ Sylvaine Hélary, visiblement émue de partager cette création originale avec le public. Les différents épisodes musicaux brillent par des mesures impaires toujours surprenantes, sans oublier une espièglerie manifeste. La simplicité expressive de la thématique et la modernité de l’écriture font honneur à la cheffe d’orchestre américaine. En ouverture le climat répétitif de « Musique Mecanique I » est particulièrement réussi, il est galvanisé par la prodigieuse section de cordes. L’arrangement de Rémi Sciuto atteint ici un équilibre formel entre la version originale et cette réinterprétation exquise. L’ode précurseuse pour la protection de l’environnement, « Útviklingssang » sorti en 1981 dans Social Studies, s’allie à « Ups and Downs », propulsé par le swing contagieux d’Antonin Rayon, Illya Amar et Franck Vaillant. L’orgue Hammond, toujours utilisé parcimonieusement par Carla Bley, se manifeste en revanche par des solos habités de nombreuses notes démonstratives. Bonne idée d’avoir réuni « In India », issu de l’album Tropic Appetites, somptueusement chanté par Juliette Serrad dans la veine de Julie Tippetts, et « Wrong Key Donkey », exhumé du dynamique European Tour 1977 avec des élaborations complexes. Complémentaires, les interventions des saxophonistes Léa Ciechelski et Hugues Mayot, des trompettistes Sylvain Bardiau et Quentin Ghomari, contrastent agréablement avec l’ardeur de Jessica Simon au trombone et de Fanny Meteier au tuba. Au-delà d’une relecture de l’œuvre dense de Carla Bley, Sylvaine Hélary s’est rigoureusement investie dans un acte authentique qui ne mérite que des éloges.

Dans les sous-sols du Consortium, une ambiance dynamitée va s’installer avec trois formations survoltées. Tout d’abord HHY & The Kampala Unit qui s’inscrit dans le renouveau de l’afrofuturisme. Qui sait si la trompettiste ougandaise Florence Lugemwa a écouté On The Corner de Miles Davis ? Ses saillies répétitives qui varient seulement par des hauteurs de son convoquent le funk et l’électronique avec l’intention de nous kidnapper. Jonathan Utiel est l’instigateur de cette formation exclusive où des textures hybrides circulent sans qu’on puisse vraiment les identifier. Sans tourner le dos au passé, cette musique nous plonge dans les mutations rapides de l’Afrique.

Dar es Salaam est une ville cosmopolite : comme dans tous les ports du monde, les musiques y débarquent avec les voyageurs, ce qui a influencé les Tanzaniens Sisso & Maiko, issus des quartiers ouvriers de Tandale et Manzese. Les musiques traditionnelles se télescopent avec l’univers de l’afro-house et de la techno. C’est une tempête sonore qui s’abat avec les claviers saturés joués dans toutes les positions corporelles. Afin de brouiller un peu plus les pistes, les deux musiciens soufflent dans des flûtes en bambou afin de réveiller des fantômes, mais sans jamais dédaigner un humour caustique. Les improvisations se mêlent aux inventions chorégraphiques et conduisent Sisso et Maiko à rejoindre le public totalement hypnotisé par cette performance.

Moesha13 © Alice Forgeot

L’inventivité, voilà le terme qui colle le mieux à Moesha13. La musicienne fait jaillir une multitude de micro-sonorités de ses platines où elle construit des séquences évolutives et obsédantes. Les détournements des mélodies n’ont rien de prévisible, elle maîtrise habilement les rebondissements des trames musicales successives. Car c’est bien une histoire qui nous est contée en filigrane derrière les sons de basses explosives qui tournoient dans la salle. Les cadencements ne s’installent pas dans des formats répétitifs, mais servent à alimenter un mysticisme décomplexé. Déterminants, des échos de chants féminins lointains issus des machines évoquent un microcosme fait de poussière. Danser tout en innovant, c’est la devise de Moesha13, toujours habile pour arrimer l’auditoire à sa planète.