Scènes

Trois jours à La Villette (2006)

Jazz à La Villette 2006 - « Black Rebels » : tout un programme...


« Black Rebels » : tout un programme (pas forcément politique) dans le titre, cette année, de Jazz à la Villette. On pouvait craindre un hommage compassé (et donc hors sujet) au free américain des années 60-70, ou un revival désuet - avec tous les oripeaux du genre mais sans rébellion.

Au contraire la programmation s’avère très éclectique dans la forme, suivant habilement un fil (conducteur) d’Ayler sans éviter pour autant quelques minotaures divers et variés.

Vendredi 1er septembre.
Première partie : Next To You

Il faudra peut-être un jour se faire à l’idée que Next to You n’est pas seulement un grand succès du groupe Police mais aussi un disque enregistré en 2004 par Joe Mc Phee, Daunik Lazro, Claude Tchamitchian, Raymond Boni. Leur prestation, ce soir-là, offre un bel aperçu des possibilités de ces quatre écorchés vifs qui jouent une musique « noire », non du point de vue de la pigmentation mais de l’ambiance, du climat. Une musique sombre et nocturne, qui tend parfois au lugubre, en particulier sur la première improvisation. Les deux soufflants, Lazro au baryton, Mc Phee au cornet, tissent un entrelac de longues notes tenues, comme s’il leur revenait de poser le socle harmonique. Cet édifice assez inquiétant fait penser à certaines pièces de Scelsi où la matière sonore semble se déployer dans un continuum de fréquences, repoussant les barrières de la tonalité, voire des douze notes conventionnelles.

Puis Claude Tchamitchian surgit et lâche une sorte de riff complexe, un motif que l’on dirait construit sur une gamme inouïe et qu’il fait évoluer en un groove infernal. Son toucher de contrebasse est extraordinaire, toujours précis, parfois ponctué d’attaques claquantes, jamais clinquantes, et un son profond à l’archet. Tchamitchian est assurément la clef de voûte du groupe.

À côté des moments apaisés, on retrouve donc d’intenses phases sauvages et bruitistes où McPhee, alors souvent à l’alto, est un peu en retrait. Lazro fait retentir le chant de son baryton, qui devient presque animal aquatique, monstre marin ou sirène camée. Un chant forcément désespéré et désespérement beau. Près de lui, Raymond Boni a une tendance un peu systématique à parcourir très vite son manche de haut en bas. On peut le préférer dans des passages plus calmes, lorsqu’il égrène une poignée de notes venues d’ailleurs, ou qu’il use sans en abuser d’effets un peu psychédéliques. Mais quelle main droite !

Moment de grâce du concert et de la soirée toute entière : McPhee fredonne, d’une voix grave et solenelle, un air à travers son cornet, air qu’il reprendra ensuite sur son instrument. Tiré de Voices and Dreams et peut-être d’un inconscient collectif musical, ce thème si simple et si profond renvoie au Far-West, à la musique de Morricone. Lazro, dodelinant, absorbé par cette mélodie incroyable, serait le bandit agonisant, grimaçant sous l’effet une douleur sublime ; Boni, le cowboy impitoyable, rendant la justice de ses accords rageurs ; Mc Phee, lui, serait le narrateur omniscient.

Deuxième partie : John Surman/Jack DeJohnette

Encore sous le choc d’une première partie à fleur de peau, on assiste à l’entrée de John Surman et Jack DeJohnette, complices depuis près de trente ans [1]. Une boucle enregistrée offre les premiers sons que percevra l’auditeur ; une nappe de synthé et un riff hypnotique de basse, calqués sur ceux du fameux « Mysterium », morceau introductif de Invisible Nature : Live in Tampere.

Cela dit, quelque chose dérange très rapidement l’oreille. Sont-ce les sonorités trop synthétiques des samples ? Le son curieusement criard tiré d’une sorte de soprano courbé (à moins qu’il ne s’agisse d’un alto ou d’un saxello) ? Le retrait de DeJohnette, confiné à un rôle ingrat de suiveur de boucles (un comble pour cet aventurier du rythme) ? Toujours est-il qu’une immense déception commence à poindre. Le mystère de « Mysterium » ne s’installe pas du tout, bien au contraire, le concert semble cousu de fil blanc, de soli interminables... Surman parcourt sa gamme impeccablement, sans anicroches, dans un déluge de notes sans intentionalité ni but. Le dernier morceau avant les rappels atteint des sommets de mauvais goût et de laideur : DeJohnette matraque un rythme rock des plus basiques sur une harmonie du type slow des Scorpions [2], tandis que Surman nous gratifie d’un solo pour ascenseur stratosphérique.

Soyons tout de même juste : quelques passages nous auront rappelé les merveilleuses envolées de baryton d’Extrapolation [3]. Lorsque l’attirail électronique new-age est coupé, que DeJohnette peut enfin libérer son jeu, les deux hommes se retrouvent d’égal à égal pour livrer de beaux duos dans la tradition des années 60-70. Emouvante aussi cette reprise d’« After The Rain » [4], où DeJohnette plaque de délicats accords de piano.

Après une ou deux péripéties burlesques (dont un « Freedom, Justice » scandé et repris par le public), le concert s’achève de façon mitigée, sur un dernier duo piano/saxo autour d’un standard plutôt saucissonesque.


Jeudi 7 septembre
William Parker, hommage à Curtis Mayfield

Le très agréable Cabaret Sauvage recevait ce jeudi soir William Parker pour son hommage au chanteur et guitariste Curtis Mayfield, disparu en 1999. Disons-le d’emblée, ce concert fut une grande réussite. A travers un savant croisement des genres, où chaque ingrédient semblait soigneusement dosé, Parker et ses trublions ont dépassé le simple hommage en créant une nouvelle oeuvre, capable de rassembler amateurs de free jazz, de soul et danseurs en transe.

Allons plus loin encore, ce concert, parfaite incarnation de la thématique « Black Rebels », nous a montré qu’un autre monde musical était possible. Un monde où le formidable Hamid Drake peut faire remuer de ses rythmes funky, parfois reggae et dub, ou déployer tout son génie technique dans un solo des plus mélodiques. Un monde où les classiques « People Get Ready », « Give Me Your Love » s’intercalent entre des suraigus hurlants de ténor, des clusters sauvages de piano sans que cela fasse sourciller les puristes. Un monde où le frêle poète Amiri Bakara (LeRoi Jones) déclame « Somebody Blew Up America » sans se voir blâmé par un pouvoir étatique qui l’a encensé la veille [5].

Ce poème, écrit peu après le 11-Septembre, dénonce une certaine Amérique, celle de George W. Bush, celle du capitalisme à visage inhumain (pléonasme ?), de la guerre, de la discrimination. Pendant plus de dix minutes, un rythme hypnotique mais toujours renouvelé porte les mots terribles de LeRoi Jones, et les centaines de questions « Who made the bombs//Who made the guns [..] Who killed Rosa Luxembourg [...] Who who ? » qui forment l’ossature de cet incroyable texte à la force littéraire indéniable. La mise en musique est une prouesse rare, qui incombe autant au groove impulsé par la paire Drake/Parker qu’à la diction naturelle de Baraka.

On peut seulement regretter que ce paroxysme absolu survienne un peu tôt dans la soirée, précédé déjà d’un volcanique solo de Dave Burrell, entre martèlements « cecil-tayloriens », brèves phrases bluesy et accords que n’auraient pas renié Debussy ou Ravel.

La suite du concert reste d’un très haut niveau d’ensemble, la musique passant plus au service du rythme et de la danse, ce qui est bien loin d’être un reproche ! On contemple alors les mouvantes arabesques de Leena Conquest, on apprécie également ses jeux vocaux. Un solo assez décapant de Darryl Foster au ténor retient l’attention. Et la soirée s’achève sur un long morceau qu’on pourrait qualifier d’afro-beat, dernière occasion pour LeRoi Jones de faire apprécier son verbe.


Vendredi 8 septembre
Première partie : Ursus Minor

La Cité de la Musique était ce soir-là dégarnie... de fauteuils à l’orchestre. Avec sans doute plus d’un millier de spectateurs, Ursus Minor a transformé la salle, habituellement dévolue aux concerts classiques, en un Zenith surchauffé et hélas parfois acoustiquement nul. Principal point noir de cette première partie, la sonorisation, qui doit être qualifiée de catastrophique et scandaleuse. Il n’est ainsi pas concevable que François Corneloup soit réduit à jouer les saxophonistes-marionnettes pendant presque tout le concert. Le miracle survient quand même, au bout d’une heure. Le son si particulier de son baryton poussé dans des retranchements suraigus devient perceptible. Il s’agit du morceau « Sterner Stuff » de Zugzwang, dans une version à la nitroglycérine. La rythmique très heurtée passe beaucoup mieux que sur le disque (David King a cédé sa place à Stokley Williams...) et Corneloup réalise un chorus « monstrueux » de sauvagerie et de lyrisme, tel un Gato Barbieri sous influence punk metal. Un grand moment de la soirée !

Pour le reste, et nonobstant le son, on découvre une facette un peu différente d’Ursus Minor. Les textes en français sont absents et ce n’est pas forcément un regret. Le rappeur Brother Ali et Stokley Williams s’occupent du flot de paroles et du chant. Ce dernier réalise d’ailleurs une performance vocale très convaincante sur « She Can’t Explain », morceau où s’illustre Jef Lee Johnson, par ailleurs inégal, alternant flamboyances hendrixiennes et accompagnements un peu maladroits. Et puis bien sûr, Tony Hymas tire, dans l’ombre, les ficelles de cette puissante machine. On entend moins distinctement les touches élégiaques de ses claviers, les nappes délicates, mais sa main gauche ne faiblit jamais lorsqu’il s’agit de tisser des lignes de basse énergiques.

Sans convaincre totalement, l’hétéroclite Ursus Minor a offert un intéressant concert, parcouru de fulgurances tranchantes. On peut trouver les passages raps plus dispensables et estimer que le quartet instrumental se suffit à lui-même, comme un prolongement jazzy de feu Living Colour [6].

Deuxième partie : Troublemakers et Julien Lourau

La deuxième partie proposait une performance de « ciné-mix », c’est à dire, en toute généralité, la resonorisation d’un film par une musique jouée en direct. Au cours de la saison dernière la Cité de la Musique avait ainsi déjà offert un Cuirassé Potemkine dynamité par l’ARFI [7]. L’expérience est singulière, voire déroutante : le regard a tendance à vouloir capter toute la scène, images projetées et musiciens. Au fond, c’est peut-être la même problématique que reformule un spectateur en colère : « C’est chiant l’art contemporain ! ». Mais très vite, les limitations multi-tâches inhérentes au cortex, conjuguées à un jeu de scène relativement sobre des Troublemakers et leurs invités, orientent l’attention vers le film The Connection de Shirley Clarke.

Il faut bien s’imaginer que cette oeuvre de 1961, prix de la critique à Cannes, avait complètement disparu de la mémoire collective, voire de celle des cinéphiles. Et pour cause, ce huis-clos, au milieu d’une bande de camés attendant leur dealer (le « cowboy »), dérange, choque par la crudité des images et des dialogues. La charge subversive est peut-être moins forte mais le sentiment de malaise suscité par ces personnages en souffrance, en errance, reste intact.

La présence du quartet de Jackie McLean (as), Freddie Reed (p), Mickael Mattos (b) et Larry Ritchie (dm), crée une passerelle naturelle entre l’image et le son, et il n’est pas incongru d’entendre un bon Julien Lourau sur le visage grimaçant de McLean. Quant au climat sonore général, il est fidèle à ce qu’on peut attendre du groupe marseillais, des tempo medium, des samples de rythmes jazzy ou de dialogues du film, des nappes planantes. Lourau s’intègre parfaitement à l’esprit de cette musique trip-hop, égrenant phrases rapides répétées par une puissante réverb’ ou dissonances contrôlées. Il s’offre même un « Star-Spangled Banner » [8], démembré avec l’aide de Jean-Philippe Dary aux claviers.

Sans être insipide, la musique du collectif accompagne l’image mais ne marque pas réellement l’esprit. Ce fait est paradoxal, mais assure sans doute de la réussite de ce spectacle,multisensoriel dont les enjeux ne se réduisent pas à ceux du cinéma ou du concert.

par Julien Lefèvre // Publié le 20 novembre 2006
P.-S. :

NB : Les concerts de l’édition 2006 de Jazz à La Villette ne sont pas illustrés, les conditions dans lesquelles les photographes sont de plus en plus souvent contraints de travailler dans certains festivals ne leur permettant pas de respecter leurs propres exigences de qualité.
(La rédaction)
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[1Première participation ensemble sur In Pas(s)ing du guitariste Mick Goodrick, 1978

[2Groupe de hard-rock allemand des années 70-80, auteur du tube « Still Loving You »

[3John McLaughlin, 1969

[4John Coltrane, Impressions, 1963

[5LeRoi Jones a reçu un prix de poésie de l’état du New Jersey en 2002, prix qui lui a été retiré quelques mois après, suite à ce poème controversé

[6Groupe de fusion funk-metal-jazz de la fin des années 80, où s’illustra le guitariste Vernon Reid

[7Association à la Recherche d’un Folklore Imaginaire

[8L’hymne américain