Une explosion de Monk en dessins
Pieter Fannes raconte et dessine sa rencontre avec Monk
Dessin : Pieter Fannes
Comment le pianiste et sa façon de jouer ont transformé la vision esthétique du dessinateur.
Monk a été ma porte d’entrée dans le jazz. A l’époque, j’avais 13 ou 14 ans, je jouais du piano classique à l’Académie. [1]
Dans un moment de curiosité, j’ai fouillé les partitions inutilisées de ma mère qui, elle aussi, jouait du piano. Mon père, qui avait toujours été avide de jazz (et pas de classique), avait acheté pour elle une partition avec des morceaux de Monk, dans l’espoir qu’elle se mette à jouer du jazz. Ça n’a pas marché avec elle.
Moi, par contre, j’ai tout de suite été intrigué par cette musique étrange. En fait, j’étais encore davantage intrigué par ce personnage incroyable, qui était présenté comme « the high priest of jazz » [2] (un nom que Monk détestait, comme j’ai appris plus tard). Dans cette époque juste avant Internet, je devais me contenter des quelques photos publiées dans la partition ainsi que la description de sa vie et de sa façon de jouer dans le texte d’introduction. Mais c’était assez pour enflammer mon imagination.
Jusque là, je ne connaissais du piano que ce que mes différentes enseignantes m’avaient appris : qu’il fallait toujours se mettre bien droit et garder un toucher souple et léger. Et là, il y avait cet homme qui brisait tous les règles du jeu, qui jouait avec les mains toutes droites, une bague à chaque doigt, qui laissait ses mains tomber comme des bombes sur le clavier !
De façon similaire, une petite explosion détonait dans ma tête.
Après, j’ai eu une période où je jouais Monk comme un obsédé. Il faut avouer que ce n’était pas un grand succès : mes interventions arythmiques-façon-Monk finissaient par énerver les amis avec lequel je jouais du jazz…
Cette explosion, par contre, ne m’avait pas seulement ouvert un nouveau monde sur le plan musical, mais aussi sur le plan visuel.
Jusque là, j’étais très classique dans mes goûts – comme la plupart des enfants, je suppose. Michel-Ange, Van Gogh, Hergé et Franquin : ceux-là, ils savaient dessiner. Les artistes modernes, par contre, ils faisaient juste n’importe quoi.
Après Monk, tout cela a changé. C’est lui qui m’a appris à aimer les dissonants, le choc, l’asymétrie – mais c’est surtout lui qui m’a appris que les grands artistes osent frôler le ridicule. Parce que c’est ça qui me frappe encore, quand je regarde des performances de Monk : l’audace incroyable de cet homme, dont la façon de jouer n’a vraiment aucun précédent dans la musique.
C’est une musique sans aucun compromis, une vision personnelle poussée jusqu’au bout. Aucun souci de plaire au public, aucune intention de virtuosité, aucune envie de mélodies faciles.
Juste cette obsession de tirer de cet instrument des sons tout à fait inouïs.
Même après un demi-siècle, ça reste dérangeant.