Scènes

Une semaine au BIMHUIS d’Amsterdam

Quatre concerts extraordinaires et éblouissants qui ont eu lieu récemment au BIMHUIS Amsterdam, en l’espace d’une seule semaine, valent la peine que l’on s’attarde sur eux.


Sun-Mi Hong © Henning Bolte

Se sont succédé le Voice Orchestra de Martin Fondse avec pour invité Trygve Seim, puis deux duos, l’un associant Uri Caine à Theo Bleckmann et l’autre Arve Henriksen à Harmen Fraanje et, pour terminer, l’œuvre d’Alistair Payne dans le cadre de Reflex jouée par un septet énergique et animé de passion – point d’exclamation ! On est passé de l’orchestral à l’intime en passant par des vagues déferlantes de « spoken-word ».

Voice Orchestra © Henning Bolte

Orchestre chantant (œuvre de commande)
Le compositeur/arrangeur Martin Fondse a donné une représentation de sa suite Card Games à la tête de son Voice Orchestra fort de onze musiciens. Cette œuvre de maturité, d’une sophistication compositionnelle constante, est parsemée de parties lâches et aériennes. Elle est taillée sur mesure pour la voix singulièrement fluide de Trygve Seim aux saxophones sopranino et ténor, qui s’avère être un ancrage uniformément beau et gagnant sur toute la ligne !

Au fil de ses scintillements feutrés, chargés d’intensités rythmiques sous-cutanées, la suite se déploie de manière aussi douce que surprenante, maintenant sa tension jusqu’à un point d’orgue tout simplement éclairant. Elle est composée de 13 parties qui reflètent la qualité de différents diamants. Avec confiance, mais aussi un sens de la mesure et une légère ironie, Fondse sort le grand jeu dans un mode magistral et mesuré et erre joyeusement entre Purcell, les sous-entendus de Carla Bley et la soumission au groove de Ramsey Lewis. Il parvient constamment à réussir un numéro d’équilibriste entre subtilité et sincérité.

Sans grande hésitation, la formation composée de 11 musiciens bien rodés se fraie un passage dans l’imbrication, la confluence et l’épanouissement naturels. Fondse, qui assume actuellement le poste honorifique de Compositeur de la Nation, s’est mis en lumière dans la réalisation de cette commande du BIMhuis. Une petite tournée hollandaise a suivi et on peut légitimement penser qu’une tournée internationale ne serait pas de trop.

Musiciens : Martin Fondse (piano/vibrandoneon/composition), Eric van der Westen (b), Romain Bly (cor/dm/tp), Miguel Boelens (as, bcl, perc), Trygve Seim (ts, sopranino) - Vox Sturnus : Margriet Sjoerdsma (voc, g), Sanne Huijbregts (voc, kalimba/glockenspiel), Anne Marie Roel Messerschmidt (voc, perc), Thora Sveinsdottir (voc, viola), Maaike van der Linde (voc, fl), Annie Tångberg (voc, cello)

Uri Caine & Theo Bleckmann © Henning Bolte

Duels
Deux extraordinaires numéros de duettistes suivent : le premier surprenant et raffiné, associant le pianiste Uri Caine au chanteur Theo Bleckmann, sert un merveilleux plateau de lieder et de morceaux tirés de comédies musicales. Au programme, nous pouvons citer Eisler, Weill, Schubert, Schumann ou Gershwin réimaginés de manière fascinante, avec des contrastes déstabilisants et de subtils bouleversements intégrés à un sens du timing sophistiqué. L’usage de l’électronique que fait Bleckmann est un exemple plein de maestria de rééquilibrage et de transformation.

Le cadre classique du Liederabend - voix et piano seuls - est inhabituel mais a lentement subi une transformation complète : Verwandlung. Il ne s’agit plus de ce que nous appelons une « interprétation », mais d’un « petit plus » et d’une « petite différence », alors que ces morceaux sont si forts et si fortement inscrits dans notre mémoire. Le spectacle vivant est essentiel pour ressentir cette légère différence de sophistication fine et la Verwandlung concomitante. Des plaisirs merveilleux avec ce nouveau regard et cette nouvelle couleur donnés sur de vieilles chansons magiques dans un cadre intime… comme un tout petit quelque chose devenant gigantesque !

Arve Henriksen © Henning Bolte

Un autre duo extraordinaire se produit quelques jours plus tard au BIMhuis où les sommets toujours plus élevés et les murmures profonds de Harmen Fraanje et d’Arve Henriksen enchantent l’âme des spectateurs. Il est tout simplement merveilleux de voir comment la musique se développe à partir d’un silence, d’une attente concentrée et d’éclairs sauvages, pour aboutir à un élan lumineux et à une intensité palpitante et singulière. Un des aspects impressionnants du duo est la manière dont les deux protagonistes restent fidèles à leurs univers musicaux respectifs, tout en parvenant à créer des moyens de s’imbriquer l’un dans l’autre organiquement au travers d’un processus que certains nomment improvisation. Henriksen lui-même parle d’« orchestration » pour décrire le mécanisme permettant d’y arriver. Harmen Fraanje a joué et joue avec des musiciens français (Toma Gouband, Brice Soniano et Malik Mezzadri), norvégiens et finlandais ainsi qu’en compagnie du chanteur néerlando-sénégalais Mola Sylla qui fait partie du trio du violoncelliste Ernst Reijseger. Son duo avec Arve Henriksen est sur le point d’enregistrer en studio, ce qui devrait constituer un accomplissement. En somme, il était international avant même de devenir connu au niveau international.

Alistair Payne Septet © Henning Bolte

Série Reflex
Le trompettiste Alistair Payne est le troisième invité de la série BIMhuis Reflex qu’a inaugurée la vocaliste Sanem Kalfa. Le mois prochain, ce sera au tour du pianiste Kit Downes.
Le travail de Payne s’inspire du poète afro-américain, adepte du « spoken-word » et militant, Tongo Eisen-Martin, qui vit à San Francisco et doit sa réputation à une œuvre culturellement et politiquement difficile d’accès. Le dernier projet d’Eisen-Martin intitulé Blood on the Fog se caractérise par une « poésie de ‘gestuelle swinguante’ qui swingue à la fois comme Ellington et Ali, vous mettant K-O et sens dessus dessous (…) ».

La musique au cœur de laquelle se trouve la voix passe du rentre-dedans à un flot tranquille, d’une récitation chaotique à un chant serein, de la ballade au rock agressif. La musique de Payne navigue élégamment entre ces pôles ou les fusionne dans des tonalités magnifiquement contrastées. Une constante énergie se déverse avec des sous-entendus ou des segments lyriques ainsi que des éruptions soudaines et sismiques. Le trompettiste parvient à une homogénéité avec un haut degré de cohérence, de densité, de flexibilité et de liberté. Les effets produits : raffinement, pittoresque, fluidité et embrasement, ont en leur centre le jeu incroyable de Payne entouré de magnifiques artistes : Marta Arpini (voc), Tongo Eisen-Martin (spoken word), José Soares (as), Floris Kappeyne (p/claviers), Tijs Klaassen (b), Sun-Mi Hong (dm), Uldis Vitols (lumières). Ensemble, ils produisent le mariage le mieux intégré et le plus convaincant du jazz et du « spoken-word » depuis bien des années. La raison en est une recherche et une exploration artistiques d’un grand sérieux et d’une grande qualité. La force des deux éditions de la série Reflex dont j’ai été témoin jusqu’à présent réside dans la diversité raffinée provenant d’une attitude et d’un éthos artistique partagés.

par Henning Bolte // Publié le 20 novembre 2022
P.-S. :

BIMHUIS Productions repose sur trois piliers :
La série Reflex avec 4 productions par an (Sanem Kalfa, Yoràn Vroo, Alistair Payne, Kit Downes)
Des commandes : Tijn Wybenga, Martin Fondse
Une résidence : Fuensanta Méndez (2021-2023)