Scènes

Vent de folie salutaire à Chicago

Si le docteur Raoult ne prescrivait pas Extraordinary Popular Delusions comme remède à la sinistrose ambiante, il commettrait une faute professionnelle !


Photo : Michael Farr

Extraordinary Popular Delusions (EPD) est un groupe d’avant-garde à plusieurs titres. Ils jouent un free jazz des plus débridés et ils ont introduit la distanciation physique bien avant l’heure. En effet, le quartet « dirigé » par le pianiste Jim Baker — et qui doit son nom à un ouvrage de l’auteur écossais Charles MacKay intitulé Extraordinary Popular Delusions and the Madness of Crowds — se produit depuis une quinzaine d’années devant un public réduit, et cela presque toutes les semaines.

Photo : Alain Drouot

Dans son genre, EPD est une formation parmi les meilleures et des plus sous-estimées de Chicago — et probablement bien au-delà. Vers la fin 2005 ou le début 2006, les messes hebdomadaires commencent à Hotti Biscotti, un bar bien rustique. Avec sa fermeture, elles déménagent au Beat Kitchen, un club plus connu pour sa programmation rock. En 2010, le quartet prend son nom actuel, Jim Baker estimant que les fantasmes extraordinairement populaires constituaient un descriptif adéquat de la musique improvisée.

S’ils ont l’air inoffensif et rencontrent peu de succès, ces iconoclastes ne sont pas vraiment des inconnus. Le saxophoniste Mars Williams, le contrebassiste/guitariste/trompettiste Brian Sandstrom et le batteur Steve Hunt ont enregistré pour ECM avec le musicien le plus cinglé que la scène de Chicago ait jamais connu, le regretté Hal Russell, disparu en 1992.

Le 24 octobre, le quartet se retrouve à Constellation au lieu de leur antre habituel. Par bien des aspects, nos quatre protagonistes restent eux-mêmes. Hunt provoque des séismes sonores ; Williams explore des fréquences à crever les tympans ; Sandstrom fait gronder sa basse électrique comme un ours mal léché ; et le pianiste s’aventure dans tous les registres : ce soir, son entrée en matière évoque d’ailleurs le meilleur de Keith Jarrett. Le groupe sait également toujours surprendre. Cette fois-ci, ce sont des interludes poétiques inattendus. Enfin, il y a ce que l’on pourrait appeler le 5e homme : ces sons dont il est impossible d’identifier la provenance.

On ne sait pas si l’EPD est efficace contre le coronavirus, mais il constitue un antidote précieux au blues du moment

Cela dit, la formation semble un peu rouillée après la pause imposée par la pandémie, comme s’il s’agissait d’une rude reprise de championnat. Le jeu est plus emprunté et moins décapant. Si le principal avantage de se produire à Constellation est que Baker dispose d’un vrai piano plutôt que de son clavier électrique, il est fortement possible que cela change la dynamique de la formation. Un autre revers de la médaille est qu’il délaisse un peu trop son synthétiseur analogique au profit du piano. En effet, il est depuis longtemps passé maître dans l’utilisation de cet instrument, produisant des sons extra-terrestres. Et là, ces éléments à la fois déstabilisants et stimulants sont trop rares.

Mais ne boudons pas trop notre plaisir. On ne sait pas si l’EPD est efficace contre le coronavirus, mais il n’est pas besoin de tests concluants en laboratoire pour affirmer qu’il constitue un antidote précieux au blues du moment.