Chronique

Vijay Iyer Trio

Break Stuff

Vijay Iyer (p), Stephan Crump (cb) et Marcus Gilmore (dr)

Label / Distribution : ECM

Certains musiciens semblent avoir plusieurs vies. Arrivé chez ECM il y a moins d’un an, Vijay Iyer (compositeur et pianiste, mais aussi écrivain et professeur à Harvard) a déjà publié sur ce label un disque de musique de chambre résolument avant-gardiste (Mutations, pour piano, électronique et quatuor à cordes), la musique d’un film qui célébrait le centenaire du Sacre du Printemps (Radhe Radhe : Rites of Holi, de Prashant Bhargava). Il revient aujourd’hui avec Break Stuff, un disque de jazz pour lequel il retrouve le trio qu’il forme depuis plus de onze ans avec Stephan Crump (contrebasse) et Marcus Gilmore (batterie). Si l’instrumentation est classique, on retrouve ici certaines innovations formelles qui rendent sa musique unique et captivante. Iyer présente en effet Break Stuff comme une réflexion sur le « break », qu’il considère être un des éléments de structure fondamentaux commun à l’ensemble des musiques (afro-)américaines. Un album tout en tensions et suspensions rythmiques, donc, servi par un trio qui se connaît comme sa poche.

Principalement composé par le pianiste, le répertoire inclut aussi trois reprises qui indiquent que ce dernier se situe dans la continuité de l’histoire du jazz (« Work », de Thelonious Monk, « Blood Count » de Billy Strayhorn et « Countdown » de John Coltrane, tous trois traités de manière très personnelle). Plus largement, le titre de l’album nous rappelle que ce sont les musiques (afro-)américaines dans leur ensemble qui irriguent les conceptions formelles et rythmiques du trio, depuis le « Money Jungle » de Duke Ellington jusqu’aux innovations sonores de producteurs de hip hop comme J Dilla ou Flying Lotus [1]. Purement percussif, « Hood » est un hommage à la techno du DJ de Detroit Robert Hood et « Taking Flight » et « Geese » laissent entendre des échos de dub, « Break Stuff » étant quant à lui imprégné des pulsations bancales d’un J Dilla. Une partie des compositions de Vijay Iyer est issue de pièces orchestrales, qu’il a ici épurées pour n’en conserver qu’un canevas (« Chorale », initialement pour vingt musiciens).

Les éventuelles inquiétudes sur l’aspect conceptuel de cette recherche seront donc rapidement balayées : la musique n’est jamais prisonnière de cette idée du break, comme cela se produit parfois dans les albums conceptuels, mais elle en est toujours nourrie. Sa grande beauté semble justement provenir de la fermeté des dynamiques engendrées par cette maîtrise des formes : elles donnent un sens au discours collectif et font respirer les grooves du trio en même temps qu’elles tempèrent à bon escient les discours solistes (plusieurs morceaux ne comportent d’ailleurs pas de solo : « Starlings » ou « Hood »). Le sens du morceau étant architecturé dans son ensemble, les musiciens peuvent prendre leur temps, laisser la musique advenir d’elle-même [2]. Même lorsque la structure sous-jacente est complexe, c’est toujours la cohésion du trio et la finesse des jeux rythmiques qui prennent le dessus et font que la musique reste constamment accessible.

Ce trio est donc un grand trio, car il sait réaliser des oxymores : irrégularité de la pulsation et fluidité de l’ensemble, intense préméditation en amont et grand lâcher-prise en situation, sens de l’abstraction et intensité du lyrisme. Le pianiste a également hérité de Monk (qu’il cite comme sa première influence - « de loin ») un jeu de piano paradoxal qui sait être à la fois ombrageux, âpre et sensuel. Le tout est, de plus, admirablement mis en valeur par la prise de son ECM, y compris dans les registres extrêmes qu’affectionne le pianiste). Les trois réussites récentes de Vijay Iyer sur ce label suffisent à suggérer qu’il a encore bien des merveilles à apporter, en trio ou dans toute autre formule instrumentale inattendue qu’il nous fera le plaisir d’imaginer.

par Victor Pénicaud // Publié le 2 mars 2015

[1Vijay Iyer est également coutumier des reprises de morceaux pop ou hip hop, de Michael Jackson à M.I.A., en passant par les Dilated Peoples.

[2Une réflexion intéressante de Vijay Iyer à ce sujet : « The combination of being dead serious and kind of loose is what brings about the best music in this area. It’s about what happens and not what you want to happen. » (C’est quand on fait preuve du plus grand sérieux et, en même temps, d’une espèce de relâchement que naît la meilleure musique dans ce contexte ; l’important c’est ce qui se passe, et non l’intention elle-même). Source.