Scènes

Vilnius célèbre la diversité 🇱🇹

Retour sur quatre journées intensives vécues au Mama Jazz Festival.


Theon Cross - Vilnius Mama Jazz Festival @ Vytautas Suslavičius

Le jazz est diffusé en Lituanie depuis l’époque de la première République indépendante en 1918. S’il continue ensuite de se développer durant l’occupation de l’Union Soviétique, il n’en demeure pas moins considéré comme un outil de propagande pro-américaine et se voit interdit de diffusion. Mais la persévérance des musicien·nes permet à cette musique rebelle de devenir un symbole de liberté. Entre 1971 et 1987, le trio composé de Vyacheslav Ganelin, Vladimir Tarasov et Vladimir Chekasin va s’imposer bien au-delà des frontières de la Lituanie qui retrouve en 1990 son indépendance. Dès lors le développement du jazz se confirme, Petras Vyšniauskas, Liudas Mockūnas, Vytautas Labutis et Jan Maksimowicz vont imposer leurs styles. 2002 voit la création d’un Département de jazz à l’Académie de Musique. En 2007 la Fédération lituanienne de jazz est fondée et rassemble les musicien·nes, promoteur·trices, organisateur·trices et critiques. Depuis 2010, les échanges Erasmus deviennent populaires et la mobilité des étudiants augmente sensiblement. Les écoles de jazz se développent et à ce jour cinq festivals internationaux ainsi qu’une quinzaine d’autres locaux font résonner le jazz dans tout le pays. Depuis 2002, le Vilnius Mama Jazz accueille des artistes planétaires tout en ayant à cœur de faire découvrir la culture du pays. Cette édition 2025 a mis en évidence de jeunes lituanien·nes très impliqué·es dans des projets originaux.

Veronika ChiChi & Dmitrij Golovanov © Dainius Labutis

Curieuse entrée en matière, le déploiement important de militaires allemands venus parader au centre de Vilnius a paralysé la circulation. L’image d’un imposant char armé stationné à proximité de la fameuse Tour de l’horloge capte mon attention. Mais il faut emboîter le pas de l’infatigable coordonnateur Danas Mikailionis qui file vers le Théâtre national d’art dramatique de Lituanie, où le groupe britannique Steam Down vient de démarrer sa prestation. La prééminence scénique du multi-instrumentiste Ahnansé conduit la musique dans un mélange de hip-hop et de soul ; il n’y a aucune accalmie. Les assauts du saxophone dérivent quelquefois dans des cris chers à Pharoah Sanders, le public se trémousse et répond aux attentes du groupe, il faut danser. Bienvenue au Jazz Cellar 11, club avec sa cave voûtée qu’il faut dénicher dans la vieille ville. De très jeunes musicien·nes locaux·les plongent dans des standards sans hésiter et deux saxophonistes se livrent à une jam savoureuse. Quelques noms à suivre : Domas Ziegoraitis au saxophone alto, Kestutis Malskis au ténor, Andrius Savčenko au piano, Joseph Dombrauskas à la basse et Dovydas Jonas Šulskis à la batterie. Nul doute que l’on reparlera d’eux d’ici à quelques années. Une promenade matinale sous une pluie battante me conduit au magnifique totem dédié à Frank Zappa. La solidarité de Vilnius avec l’Ukraine s’affiche sur les bandeaux lumineux des bus de la ville et par les nombreux drapeaux qui ornent les façades des immeubles.

C’est certainement le plus beau concert donné lors du festival : le Trio Alliance se jette à l’eau et dès lors, la magie opère. Vyacheslav Ganelin, Petras Vyšniauskas , Arkadi Gotesman ne font plus qu’un et surfent sur des vagues. L’expérience paie, les abstractions sonores se muent en contes subliminaux. Le saxophone soprano n’a jamais si bien chanté depuis Steve Lacy, le batteur réinvente la batterie free et le pianiste oriente son discours dans un recueillement qui à lui seul résume ses plus de soixante années passées à inventer. Quelques teintes en clair-obscur soutirées de deux petits claviers électroniques irradient ce voyage.

Vyacheslav Ganelin © Dainius Labutis

Un écho surdimensionné submerge le quintet Ishmael Ensemble et se répercute sur les notes du guitariste Stephen Mullins et du saxophoniste Pete Cunningham. La chanteuse Holysseus Fly parade alors que la rythmique s’ancre fortement au sol. Nourries de pop et de réminiscences de funk, les chansons demeurent prévisibles.
Changement radical d’atmosphère avec la musique d’Eivind Aarset. En quelques accords, le guitariste réussit à transporter le public dans des paysages contrastés, alternant des sons acoustiques empreints de délicatesse avec des zébrures électriques. Les deux batteurs entrecroisent leurs rythmes, bien soutenus par le bassiste Audun Erlien. L’originalité du jeu percussif d’Erland Dahlen, transfuge du groupe Maridalen, apporte du dynamisme au quartet. Maître du temps, Eivind Aarset a conquis l’auditoire.

La particularité du festival est d’inviter de jeunes musicien·nes du pays à présenter leurs projets aux journalistes présents lors de deux matinées successives. Ces tables rondes donnent lieu à des échanges passionnés. Le marathon musical débute en début d’après-midi avec All Reeds Duo composé du saxophoniste renommé Vytautas Labutis et de l’accordéoniste Andrius Balachovičius. Ne cherchez pas plus loin, ce tandem est incontestablement au-dessus du lot, il passe aisément d’airs traditionnels à des explorations audacieuses, nous gratifiant d’une réussite totale. Plus classique, le quartet de la pianiste Agné Pasaravičienė nous entraîne dans des mélodies teintées de romantisme. Imprégné d’articulations breckeriennes, le saxophoniste Tadas Pasaravičius s’applique, bien soutenu par la section rythmique composée de Jan Sedlak et Yannick Ballmann. Voici Jan Maksimowicz au saxophone soprano et Dmitrij Golovanov au piano et samplers. Composée de cellules fragmentées, d’empressements voire de bousculades harmoniques, la musique du duo témoigne d’un travail de recherche important. La spatialisation sonore est un régal pour l’oreille, le public apprécie.

Que dire du trio Luvhurts sinon que Mantvydas Pranulis, Kornelijus Pukinskis et Dominykas Snarskis sont déroutants. Les sons lorgnent vers la musique post-industrielle. Le saxophoniste est excessivement démonstratif, peu de variations de tonalités s’imposent et des phrasés dérivés du rock symphonique apparaissent furtivement. Il y a une part de mysticisme exacerbé qui envahit la montée en puissance du duo Weird Ugly Fish. L’atonalité diffusée par les sonorités électroniques de Julius Čepukėnas rebondit sur le flux incessant prodigué par la batteuse exceptionnelle qu’est Aistė Kalvelytė. Pas de répit pour ces deux-là qui égratignent le krautrock et le free jazz sans aucune pitié.

Vytautas Labutis & Andrius Balachovičius © Dainius Labutis

Très attendu, le trio du batteur Marijus Aleksa, Vilnius X-0, a drainé la grande foule au théâtre et il y a de quoi, car cette musique est stimulante. La batterie y tient une place prépondérante et rappelle que le leader s’est frotté avec bonheur à Ashley Henry, China Moses ou Anthony Joseph. Mais la grande révélation se nomme Dominykas Vyšniauskas : l’inventivité avec laquelle il injecte des sons électroniques dans son trombone à pistons en fait l’élément clé du trio. Il est tout aussi redoutable à la trompette et au bugle, ses phrases pertinentes répondant aux accords dissonants lancés par Paulius Kilbauskas. Cette ambiance évoque des Headhunters survoltés, le public en redemande. Un bonheur n’arrivant jamais seul, place au Londonien Theon Cross, digne héritier d’Earl McIntyre, Howard Johnson ou Bob Stewart. Ce musicien ne peut dissocier virtuosité et polyrythmie. C’est une jungle sonore qui déferle sur l’auditoire et pas un seul instant de répit ne va freiner sa prestation. Bien secondé par le guitariste Nikos Ziarkias, le tubiste revisite l’histoire du jazz, les racines et l’avant-gardisme ne font qu’un. James Akers au saxophone et Nadav Schneerson complètent ce quartet de rêve. Grand moment du festival.

De Bilal qui se produit dans une salle comble, on retiendra qu’il a enfin rencontré le succès, que les décibels ne l’impressionnent pas plus aujourd’hui qu’hier et que la néo soul qu’il propage autour de la planète a aussi de nombreux adeptes à Vilnius.

Six groupes très diversifiés se succèdent pour cette ultime après-midi de présentation de l’actualité des musiques improvisées lituaniennes. The Folds comprend le guitariste et claviériste Domantas Pūras et le batteur Dominykas Snarkis. Aérienne, la musique propagée par ce duo éveille les sens. Les stridences de la guitare stimulent le batteur qui adopte un jeu fin et recherché. Un parfum de psychédélisme cher au Grateful Dead s’insinue dans cette partition électronique. Nous retrouvons Vytautas Labutis dans le Trio Neda aux côtés de la vocaliste et flûtiste Neda Malūnavičiūtė et du pianiste Richardas Banys. Ces trois artistes enchantent, surprennent par leurs successions de rebondissements mélodiques et leur humour communicatif. L’atmosphère de cabaret rappelle l’œuvre du couple Westbrook avec Chris Biscoe. La chanteuse très expérimentée a touché le cœur du public.

Leonardas Pilkauskas © Dainius Labutis

Leonardas Pilkauskas a plus d’un tour dans son sac et son inspiration ne faiblit pas. Ses thèmes sont engageants et il sait tenir l’auditoire en haleine. Son trio El Grey se nourrit de multiples influences qui, une fois digérées, donnent naissance à des compositions raffinées où l’improvisation a toujours du sens. La section rythmique composée de Tadas Žukauskas et Tuomas J. Räsänen demeure imperturbable.

Promise à un joli succès Veronika ChiChi a choisi les meilleurs interprètes afin de sublimer ses chansons. Dmitrij Golovanov est son complice inspiré ; quant à Artūrs Duckis et Domantas Razmus , ce sont des rythmiciens confirmés. Mâtinée de pop, cette musique procure une émotion troublante.

L’effervescence dans laquelle baigne le trio Duck Saved Jones va de pair avec un volume sonore élevé. Entendus avec d’autres formations, Dovydas Jonas Šulskis, Andrius Savčenko et Artūrs Duckis ont ici tout d’un power trio classique, mais qui ne négligerait pas l’intégration de passages mélodieux. Fondée sur de multiples collages inattendus, leur musique défile en vitesse.

Dernier groupe à entrer en scène, Freaky Kid est mené tambour battant par Tuomas J. Räsänen qui, en plus d’abreuver son quartet par des rythmes binaires, démontre qu’il est un chanteur talentueux. Les compositions se parent de mélancolie, non loin des univers de Richard Sinclair ou Damon Albarn. Une touche de rhythm and blues donne du corps à cette musique rafraîchissante.

Magnus Öström © Dainius Labutis

Il y a dix-sept ans disparaissait un prodige du piano, Esbjörn Svensson. La dernière soirée du festival lui était dédiée et c’est Magnus Öström qui s’est chargé de résumer les années passées dans le trio e.s.t. en sa compagnie et celle de Dan Berglund. Le lyrisme sera le dénominateur de ce concert où le remplacement du pianiste incombe à Joel Lyssarides. Les invités, Mathias Eick, Frederik Ljungkvist et Ulf Wakenius vont intervenir à tour de rôle et atteindront une vitesse de croisière qui va privilégier les détails harmoniques et mélodiques plutôt qu’un volet démonstratif. Quelle meilleure composition en fin de compte qu’« Elevation Of Love » pour résumer ce bel hommage.

Vilnius Mama Jazz 2025 a vécu, l’affluence constatée lors des nombreux concerts augure un avenir serein pour le jazz lituanien.