Entretien

Vincent Peirani

Entretien avec Vincent Peirani autour de Belle Epoque

Figure charismatique de la nouvelle génération du jazz européen, l’accordéoniste Vincent Peirani revisite le répertoire de Sydney Bechet avec une joie et une curiosité sans cesse renouvelées, un sens inouï des croisements et des palettes sonores envoûtantes. Nous avons rencontré l’accordéoniste français, en concert avec le saxophoniste soprano Emile Parisien, le 12 janvier au Triton.

- Vous avez commencé à jouer de l’accordéon puis de la clarinette quand vous aviez 12 ans. De quelle manière la pratique de ces instruments vous a-t-elle enrichi ?

Ce sont tous deux des instruments à vent. En jouant de l’accordéon, je ne souffle pas mais il y a quand même un soufflet qui est le poumon de l’instrument. Grâce à la pratique, j’ai pu m’adapter, étendre un peu mon langage musical. Il y a une architecture, des constructions, des phrases qui sont différentes, voire atypiques. Je pourrais les jouer naturellement à la clarinette mais elles ne seraient pas si évidentes à l’accordéon et vice et versa. Au même titre, je voulais être batteur quand j’étais enfant mais mon père m’a imposé l’accordéon. A l’époque, je conservais précieusement des relevés de batterie, même si ça ne menait à rien. Plus tard, j’ai pris conscience que je pourrais essayer de jouer mes relevés de batterie à l’accordéon. Et cette manière de travailler autrement m’a permis de ne pas tomber dans les systématismes.

Vincent Peirani

- A quel moment avez-vous choisi de privilégier l’accordéon ?

Question de temps et d’affinité, tout simplement. J’étais beaucoup plus à l’aise avec l’accordéon parce que c’est l’instrument que j’ai davantage étudié. Contrairement à certains musiciens qui poursuivent plusieurs apprentissages à la fois, je n’ai pas souhaité approfondir les deux techniques avec autant d’intensité. Aujourd’hui je joue de l’accordéon chromatique basses standard. Doté d’un clavier et de registres comme sur un orgue, cet instrument est souvent qualifié de petit orchestre car il est portatif et autonome, ce qui fait qu’il a beaucoup voyagé et se suffit à lui-même. On l’emmenait sur les bateaux pour mettre de l’animation pendant les longues traversées, autrefois. Il se pratique toujours dans les musiques traditionnelles populaires, de l’Afrique aux Amériques et en Europe Centrale, dans les Balkans.

- Vous avez fait des études classiques, puis embrassé tour à tour la musique contemporaine, la chanson, le rock et le jazz. Quelles musiques d’Europe Centrale vous ont particulièrement touché ?

J’ai étudié la musique classique à la clarinette. Pour jouer ce répertoire, j’ai beaucoup travaillé, à l’époque je prenais des cours avec des organistes. Puis, au fil du temps, je suis vraiment tombé amoureux de cette grande musique, notamment à l’écoute de Jean-Sébastien Bach. Mon père m’a alors dit que si j’aimais tant cette musique, je pouvais tout simplement la jouer à l’accordéon. C’est à partir de ce moment-là que j’ai commencé à passer du temps, à découvrir et à aimer cet instrument. Quand on étudie l’accordéon, on est confronté à un travail de transcription. Dès les premières années, on peut commencer par le répertoire classique, des œuvres pour clavecin, piano ou orgue. Il y a quelques années, le hasard a fait que j’ai joué dans un groupe qui s’appelle Les Yeux Noirs. Leurs chansons hybrides en tzigane, entre musiques traditionnelles et rock’n’roll, sont issues de Roumanie, Bulgarie, Slovénie. Je suis entré dans cet univers de plain pied et depuis, ces mélodies m’accompagnent.

Ma spécialité est de ne pas être spécialiste

- Vous êtes ce soir en concert avec Emile Parisien au Triton, à Paris. Vous présentez le répertoire de votre disque « Belle Epoque », en hommage au clarinettiste Sydney Bechet. Vous le vivez comme un retour aux sources ? Le plaisir partagé de vous retrouver sur scène ?

Emile Parisien et moi-même fréquentons le Triton depuis quelques années de façon régulière. C’est un endroit où j’aime aller et c’est notre manière de lui manifester notre soutien, suite aux difficultés qu’il traverse à cause de la suppression d’un bon nombre de contrats aidés. Pour notre concert de rentrée en ce début janvier, et comme chaque fois depuis quatre ans, nous jouons le même répertoire, avec toujours autant de plaisir. Rien n’est jamais fixé, il y a quelque chose d’exceptionnel dans notre interaction avec Emile, on ne s’ennuie jamais.

Le disque Belle Epoque était à l’origine une commande de Siggi Loch, le directeur du label Act Music, qui nous a proposé une série en duo. Au départ, on n’était pas très emballés. Il y a bien sûr les tubes de Sydney Bechet qu’on connaissait, mais de là à lui rendre hommage, il y a un grand pas à franchir. Mais avant de refuser le projet, et pour avoir suffisamment d’arguments, on a écouté du Sydney Bechet pendant plusieurs mois. On s’est rendu compte, en découvrant cet immense répertoire, qu’il y avait beaucoup de possibilités et finalement décidé de faire une contre-proposition au label en proposant d’intégrer d’autres compositeurs de cette époque, notamment Duke Ellington et Henry Lodge.

Emile Parisien Vincent Peirani

Ce répertoire, c’est comme si c’était notre maison. Il y a les fondements, les murs et le toit, mais l’intérieur change tous les jours. En plus de 400 concerts, on a joué les mêmes morceaux dans le même ordre. A partir de cette structure, il y a une grande forme de liberté possible. Le plus important réside dans quelque chose qui nous ressemble, nous enrichit, qu’on aime jouer et nous permet de rester intègres. On va chercher des textures, des formes d’orchestration et une manière de faire sonner ce duo, différente à chaque fois, autour de standards, de thèmes très simples. Il y a des mélodies qui peuvent parler à tout le monde et aussi des choses plus recherchées, qui peuvent donner matière à réfléchir. C’est ce qui fait que beaucoup de gens ont pu se reconnaître ou, en tout cas, être sensibles à des éléments en écoutant les morceaux.

- Certaines compositions originales sont de vous, d’autres d’Emile Parisien, vous les peaufinez en répétant ?

Oui, chacun de nous se plonge dans l’écriture de son côté et c’est en jouant, qu’on entend que d’autres choses se passent, c’est vivant. On retravaille assez souvent nos compositions ensemble. En écoutant un morceau déjà structuré, l’un de nous sera immédiatement interpellé et va proposer de nouvelles pistes. Emile a souvent des propositions, des idées singulières. On est complémentaires.

- Qu’est ce qui a évolué dans votre approche du jeu à l’accordéon ?

L’accordéon me réserve encore plein de surprises. La relation qu’on peut avoir avec son instrument, c’est un peu comme un couple : on grandit ensemble, on évolue, on se lasse aussi parfois. On retrouve les bons et les mauvais côtés d’une relation intime. Si l’on veut pouvoir continuer à passer notre vie ensemble sans s’ennuyer, on essaie d’être toujours en recherche et d’aller titiller son instrument. Ce qui m’anime au fond, tout ce que je fais, je le fais au service de la musique. C’est peut-être lié à une dimension ésotérique, abstraite, qui m’accompagne.

Le meilleur qui puisse arriver sur scène, au moment où on improvise avec d’autres musiciens, c’est quand on est guidé par la musique qui se révèle, on se sent à la fois acteurs et spectateurs. Il ne faut pas être trop acteur, sinon on risque de perdre son intention première et de jouer pour soi. On peut reprendre le même morceau et chaque jour, il sera différent, parce que chaque jour, quelque chose de différent opère, c’est un autre public, une nouvelle salle, on est dans un autre état d’esprit.

- Vous avez une manière unique d’équilibrer interprétations et compositions, traditions et nouveautés. Vous sentez-vous finalement appartenir à une seule époque, notre époque ?

A la sortie du disque Belle Epoque, j’ai eu de nombreux retours à propos de cet ancrage dans le passé et dans notre époque contemporaine. Il est important pour moi que la musique puisse vivre dans le respect des traditions. J’ai grandi avec Nirvana, Deep Purple, Rage Against the Machine, j’aimais ces groupes et je rêvais de jouer leurs morceaux. Au lieu de me dire que je ne pourrais jamais accéder à cette musique parce que je faisais de l’accordéon, je me suis dit que j’allais l’interpréter différemment. Ma spécialité est de ne pas être spécialiste. J’ai joué du flamenco et fait de la musique mandingue pendant des années. En tant que musiciens, on est des artisans, des chercheurs. Quand on entend Chet Baker, on entend la trompette mais aussi le musicien, sa voix, sa personnalité. Miles Davis est un bon exemple dans la mesure où il a commencé avec Charlie Parker et n’a cessé de se renouveler jusqu’à la fin de sa vie. La musique évolue, parfois plus vite que nous, mais l’homme est en mesure d’évoluer aussi. Cela me semble naturel.

Ces derniers temps, j’ai beaucoup voyagé et pu m’exprimer sur scène avec des musiciens extraordinaires, tous très différents, avec qui j’ai choisi de travailler.

- Entre autres nombreuses collaborations, on a pu vous entendre avec Daniel Humair, Michel Portal, Louis Sclavis, Henri Texier ou encore François Salque. Vous avez aujourd’hui une belle place dans le milieu d’un jazz français en pleine effervescence, mais qui compte aussi tant de musiciens méconnus. Votre reconnaissance est-t-elle le fruit d’années de travail, de persévérance, d’un enthousiasme à toute épreuve ?

C’est un travail de longues années, mais aussi et surtout beaucoup de rencontres. Il y a une part de chance également. Ces derniers temps, j’ai beaucoup voyagé et pu m’exprimer sur scène avec des musiciens extraordinaires, tous très différents, avec qui j’ai choisi de travailler. C’est vraiment un luxe. C’est grisant, excitant et parfois les choses vont très vite. Ces dernières années ont été denses, avec cinq disques parus chez Act music depuis 2013 : Thrill Box enregistré en trio avec Michel Benita à la contrebasse et le pianiste Michael Wollny, Belle Epoque et Tandem en duo, « Living Being » en quintet, plus électrique, le duo avec Wollny, qui était semi-classique, semi-jazz, « Out Of Land » en quartet, qui est complètement libre. C’est très varié, c’est ce qui me correspond.

En voyageant, j’ai découvert la scène jazz allemande et j’ai eu la chance de rencontrer Philippe Ochem, le président du réseau européen de diffusion du jazz et des musiques improvisées (l’AJC), qui est à l’initiative du festival Jazzdor à Strasbourg et Berlin et monte de belles collaborations entre pays européens voisins. Les rapports entre les différents courants de jazz sont en voie de se décloisonner. Ma génération et les générations plus jeunes ont toutes soif de musique de tous horizons. On a de plus en plus tendance à passer outre les frontières dans la musique aujourd’hui. Aux Etats-Unis il y a une sensibilité, une identité jazz bien affirmée. On peut même parler d’un jazz typiquement new-yorkais, mais ce n’est plus la seule référence. Il y a des projets extrêmement vivants et créatifs en ce moment, j’aime beaucoup les compositions du pianiste Roberto Negro, qui collabore avec les frères Ceccaldi au sein du Tri Collectif.

Vincent Peirani © Michael Parque

- Vous avez été en concert le 12 février au Théâtre Graslin à Nantes, à l’occasion de la célébration de 100 ans de jazz, en hommage au chef d’orchestre James Reese Europe et aux Harlem Hellfighters qui ont donné le premier concert de jazz en France le 12 février 1918.

Oui, cet évènement fête l’anniversaire du premier concert plus ou moins officiel de jazz, sous la houlette de James Reese Europe qui a débarqué avec son big band, à l’époque à Nantes. Le 12 février, il y a trois groupes en concert. Alban Darche fait une relecture de morceaux du répertoire de l’orchestre de James Reese Europe. Paul Lay en trio présente une espèce de kaléidoscope de ces morceaux d’époque, et je suis en duo avec Emile Parisien. Nous proposons une improvisation inspirée de la musique de la fin de la Belle Époque, mêler à la fois le répertoire du disque inspiré de Sydney Bechet et des morceaux qu’on ne connaît pas, joués en 1918 par les Harlem Hellfighters, ces musiciens soldats noirs américains qui ont combattu sous les couleurs françaises pendant la Première Guerre mondiale.

- Votre dernier disque en leader, « Out of Land », est paru tout récemment, en 2017. Quels sont vos projets à venir ? Vous préparez la sortie du disque Living Being II à l’automne prochain ?

Tout à fait, c’est le deuxième projet avec cette formation : Emile Parisien au saxophone soprano, Tony Paeleman au Fender Rhodes, Yoann Serra à la batterie et Julien Herné à la basse. C’est la famille, on se connaît depuis de nombreuses années. On s’est senti tellement bien lors du premier album qu’on a eu envie de continuer. Il faut du temps pour bien s’entendre quand on joue ensemble : on a plus de bouteille aujourd’hui. Quand le disque est sorti, en janvier 2015, on a fait beaucoup de concerts, on a eu cette chance de pouvoir jouer et voyager un peu partout, une pâte sonore s’est créée. Ce groupe est pour moi comme une sorte de laboratoire musical. Dans le deuxième disque, il y a une autre approche des compositions, ce n’est pas du tout conscient, mais la musique est radicalement différente. Le côté rock est plus assumé, il y a un côté plus apaisé aussi.

Par ailleurs, j’ai beaucoup de projets en cours, des concerts prévus à la radio de Hambourg notamment. Je suis en train d’écrire en ce moment pour un trio hybride avec Ziv Ravitz, un batteur israélien qui vit à New York, et le guitariste italien Federico Casagrande. Cet été, je vais collaborer avec le guitariste brésilien Yamandu Costa. Ce ne sont pas les envies qui manquent, mais parfois le temps est compté et quand on lance un projet, il faut le faire vivre : ça ne sert à rien de sortir huit projets en même temps. Quand j’improvise à l’accordéon durant des heures, je m’enregistre et je réécoute, je relève des idées, des esquisses. Mais parfois aussi, j’écris sans instrument. Le moteur, c’est les musiciens avec qui je vais jouer, pour qui je vais composer.