Chronique

Yuriko Kimura / Matthieu Roffé

Onde-Corpuscule

Yuriko Kimura (fl), Matthieu Roffé (p).

Label / Distribution : Autoproduction

Matthieu Roffé est un pianiste de la profondeur, au sens où, en écoutant sa musique ou en lisant ce qu’il écrit à son sujet, on sait très vite qu’on a affaire à un artiste exigeant autant qu’à un être humain mû par le besoin de donner un sens à sa vie. Quitte parfois à se trouver dans l’obligation de relire attentivement certaines de ses phrases pour bien suivre le fil d’une pensée riche et complexe. Roffé est diplômé du Conservatoire National de Région de Metz, dont il a suivi la classe de piano animée par Mario Stantchev, mais aussi du CRR de Paris où il a travaillé dans celle d’Emil Spanyi.

Il est par ailleurs enseignant au Conservatoire de Lausanne et aime à rappeler qu’il est bon de distinguer « le savoir-faire du savoir comment faire en cherchant sans cesse à étendre et prolonger sa connaissance du Monde, aussi infinie soit-elle ». Il peut exprimer sa quête à travers différentes formules instrumentales : en quartet avec le clarinettiste Matteo Pastorino, mais aussi en trio au sein du Chamber Metroplitan Trio, qu’il conduit avec Damien Varaillon à la contrebasse et Thomas Delor à la batterie. Magnifique témoignage du travail de cette dernière formation, Arkhè (2015) est un disque aux confins de la musique classique et d’un jazz introspectif, dont on apprécie la capacité à dévoiler ses beautés au fil des écoutes. Rien d’étonnant à cela de la part d’un pianiste qui cite Paul Valéry rappelant qu’une œuvre d’art a pour but « de provoquer chez quelqu’un des développements infinis ».

Yuriko Kimura est japonaise, originaire de Fukushima et s’est installée en France au début des années 2000, avant de remporter de nombreux concours et de multiplier les expériences (avec Dave Liebman, Marc Ducret, Jean-Marie Machado) en tant que flûtiste. Et c’est sa rencontre avec Philippe Macé au CRR de Saint-Maur qui l’a amenée à explorer le jazz et les musiques improvisées tout comme des univers plus personnels dans lesquels le Japon occupe une place primordiale. C’est dans son cher pays qu’elle a effectué en 2013 une première tournée en duo avec Matthieu Roffé dont est issu l’album Live à Fukushima.

Ce duo singulier revient, en studio cette fois, avec un disque qui n’est pas sans exercer une réelle fascination du fait de son caractère secret et de sa façon d’entretenir un mystère diffus. Cette musique brumeuse ne se dévoile qu’avec pudeur, même si son charme mélodique opère dans l’instant. Et puis, allez savoir s’il est important de comprendre la définition de cette Onde-Corpuscule, qui donne son titre à l’album et, citons les notes de pochette, « vient bouleverser le schéma de fonctionnement interne de la matière. Elle concerne des rayonnements qui sont à la fois des ondes et à la fois des particules, comme les photons (corps) et le spectre lumineux (ondes), comme une vague dans la mer ». Faut-il maîtriser la pensée de Deleuze et son concept de « devenirs » ? Sans oublier de remarquer que Matthieu Roffé convoque également Kant ou Leibniz pour expliquer sa démarche artistique. Qu’on se rassure : les profanes, que beaucoup d’entre nous sont, auraient bien tort de s’effaroucher d’une telle entrée en matière et de ses accents physico-philosophiques ! Car si le duo est à n’en pas douter l’enfant d’un processus créatif complexe et mûrement réfléchi, il n’en joue pas moins une musique dont la limpidité parlera à tous. Peut-être parce qu’il traduit avant tout l’admiration réciproque que se vouent les deux musiciens.

Une fois encore, Yuriko Kimura et Matthieu Roffé développent avec une fluidité liquide un langage de l’intime où se mêlent, avec naturel et élégance, un jazz de coloration méditative et une musique d’inspiration classique qui se nourrit de Bach comme de Debussy (une composition de chacun d’entre eux étant présentée sur le disque). Le Japon est – c’est une évidence – très présent, ne serait-ce que par les titres de certaines compositions, mais surtout par le climat éthéré, parfois flottant, qui s’en dégage : « Jardins suspendus », « Mizaru, Kikazaru, Iwazaru », « Furusato », « Kinkaju-Ji » ou « Hinomaru ». La flûte de Yuriko Kimura – qu’elle peut accompagner de sa voix comme sur « Merci, merci, merci » – est un oiseau libre qui virevolte au-dessus des notes d’un piano imprégné de romantisme dans une conversation qu’on devine inépuisable. Et puisqu’il est question d’une onde, puisqu’on évoque une vague, pourquoi ne pas parler d’impressionnisme et laisser tout simplement voguer son imagination afin de percevoir l’image d’une étendue d’eau presque immobile, à peine troublée par une légère brise, et suivre les mouvements délicats des reliefs qu’elle imprime à sa surface ?

Laissez Onde-Corpuscule venir vers vous, acceptez qu’il vous emporte vers ce qui se présente sans nul doute comme une définition musicale des visions d’un matin calme. L’effet sera immédiat, vous vous sentirez gagné par la sérénité à laquelle bon nombre d’entre nous aspirent.