Entretien

Yves Rousseau

Un homme de lettres avec des notes, contrebassiste sensible

Yves Rousseau est la preuve qu’on peut être homme de lettres avec des notes. Contrebassiste sensible, impliqué depuis de nombreuses années dans l’orchestre Archimusic, il est aussi un compositeur respecté qui ausculte avec une patience rare les paysages et la matière avec son quartet. Parallèlement, on retrouve chez lui un goût pour la poésie, qu’il met en musique avec la sensation que les mots font musique. C’est ainsi que de Louise Labé à Léo Ferré, auquel Poète, vos papiers rendit hommage, le texte est un fil conducteur qui nous mène jusqu’à Murmures, un album étonnant et pénétrant qui se sert des poèmes de l’académicien François Cheng comme matière première.

- Yves Rousseau, pouvez-vous revenir sur votre parcours ?

J’ai vraiment commencé la musique vers vingt ans. J’avais un peu gratté des guitares et écrit quelques textes qui eurent vocation à finir au fond de la poubelle, et je me suis mis à la contrebasse parce que j’avais en tête le son de Pierre Michelot et de Patrice Caratini. Je suis arrivé à Paris à l’hiver 1979 et je me suis inscrit au CIM avant de rejoindre, sur les conseils de Caratini, Versailles pour bosser l’instrument sérieusement avec l’un des pontes de l’enseignement et de la contrebasse qu’était Jacques Cazauran. J’ai suivi son enseignement pendant cinq ans tout en jouant dans la philharmonie franco-allemande de jazz dirigé par Albert Mangelsdorff et Jean-François Jenny-Clark avec Claus Stötter, Jean-Rémy Guédon, entre autres, ou encore Jean-Marie Machado. A cette époque je découvrais JF [1] qui m’a retourné comme une crêpe. J’ai eu la chance de jouer à ses côtés, on se refilait des grilles… Il y a pire comme école !

Yves Rousseau

Lorsque je sors de Versailles en 1987, je touche à la musique électro-acoustique mais aussi à la variété, je rencontre des gens comme Alain Blesing, Vincent Tortiller mais aussi Archimusic avec Guédon, une aventure qui perdure. Mais ce n’est que dans les années 2000, après avoir participé à plein de trucs, que je me lance dans mon propre quartet avec Jean-Marc Larché, Régis Huby et Christophe Marguet, en me disant que si je n’écris pas ma propre musique maintenant - j’avais quarante ans - je ne le ferai jamais. Depuis, les choses se sont accélérées avec des disques de ce quartet, mais aussi avec Poète, vos papiers ou le Spirit Dance, quintet récemment monté avec Christophe Marguet.

- Vous avez une approche très mélodique de la contrebasse. A part Jenny-Clark dont nous avons déjà parlé, quels sont les musiciens qui ont compté ?

Je ne sais pas si mon approche de la basse est plus mélodique. On me le dit souvent ! Parmi ceux qui ont compté, il y a tout d’abord Armstrong et Django : j’ai été élevé avec. Avant, comme beaucoup, de me prendre une baffe avec Coltrane, Weather Report, Miles. Parmi les bassistes, il y Paul Chambers… C’est pour ça que l’approche mélodiste ne me plaît pas quand elle est revendiquée : j’aime tellement ça le tempo, le son un peu roots…

Ca ne s’oppose pas…

Non, mais ça arrive, et c’est pour ça que je prends cette précaution. Chambers, Garrison ou Sam Jones, des mecs comme ça, avec leur son boisé, formidable, représentent vraiment ce que j’aime.

- Vous avez évoqué le rock dans la jeunesse, le jazz évidemment, mais vous ne parlez pas de la musique écrite occidentale. Pourtant, elle semble présente dans votre musique, notamment dans Wanderer.

Non, c’est vrai. Pourtant ça fait partie de mon enfance. Si je dois remercier mon père, c’est de m’avoir invité à jouer de la musique sans m’y forcer. J’ai fait un peu de guitare classique, mais je préférais jouer au foot dans la rue. Mais lorsque mon père qui était ouvrier spécialisé rentrait du boulot, il mettait de la musique. Et quand je dis musique c’est Chopin, mais aussi Ella Fitzgerald, Gilbert Bécaud,.. Mes frangins écoutaient Ferré et Le Forestier, mais on écoutait Schubert, Mendelssohn, ça partait tout azimut. Le clin d’œil dans Wanderer vient de là.

Wanderer Septet (Yves Rousseau) © Jacky Joannès

- Votre musique a une forte dimension élémentaire. L’eau, le feu, l’air et la terre sont-ils des processus créatifs comme d’autres ?

Je travaille avec des images. Je n’ai pas la prétention d’évoquer, d’illustrer… d’ailleurs je n’aime pas beaucoup ça. Non, je favorise les sensations, les fulgurances, je laisse l’esprit divaguer .

- Vous participez depuis le début à l’aventure Archimusic. Est-ce que la direction d’un Grand Format pourrait vous intéresser ?

J’y viendrai peut être. J’ai eu l’occasion d’écrire pour un chœur mixte (D’Amour et de Folie, nous en reparlerons), pour un symphonique… Et puis la direction d’équipe, les histoires humaines qui se tissent, ça me branche. Je suis naturellement pas tenté par le big-band au sens classique du terme, mais des formations à géométrie variable telles qu’on en entend chez Andy Emler ou Eve Risser - pour prendre deux exemples différents -, je pense que ça me tentera. Pour l’instant, j’ai autre chose à faire. Mais l’air de rien, petit à petit, je commence à augmenter le nombre de musiciens. Le prochain projet sera en septet, comme c’était déjà le cas avec Wanderer. Je devrais rentrer dans le grand format un de ces jours.

Je favorise les sensations, les fulgurances, je laisse l’esprit divaguer.

- On l’a vu, vous avez longtemps travaillé avec un même noyau de musiciens, notamment avec le quartet. On assiste avec Murmures à un agrandissement du cercle. C’est une première étape ?

Sans doute. Déjà avec Spirit Dance, nous avions des musiciens comme Bruno Ruder, David Chevallier ou Fabrice Martinez que j’avais côtoyés chez Archimusic. Il faut aller voir ailleurs, c’est l’évidence ! J’ai à l’esprit de toujours agrandir ce fameux cercle. C’est ce qui se passera dans le projet que je nourris actuellement et qui sortira en février 2019 : il y aura une musicienne, comme dans Murmures avec la chanteuse Anne Le Goff, et il y aura des jeunes. Ça aussi c’est important.

- Dans vos projets, en général, il y a beaucoup de textes et de poésies… De chant évidemment. Est-ce que cela vient d’une envie ou est-ce lié à votre culture musicale diverse ?

Je ne prétend pas être un passeur de quoi que ce soit, porter un message. Mais le fait est que je suis plutôt de culture littéraire, passionné par la philo, etc. Mais si l’on parle de poésie, que ce soit les textes de Léo Ferré ou de François Cheng pour parler d’actualité, c’est avant tout une histoire de ressenti. Ferré, c’était une histoire avec Le Chant du Monde, une envie commune. Pour Cheng, je suis tombé en arrêt devant ses textes. Ça vient de loin : je suis musicien et pas écrivain mais dans la balance, ça reste quelque chose de très important. Regardez, même dans Wanderer, je n’ai pas pu m’empêcher de mettre du texte. J’ai trouvé un livre très beau avec les correspondances de Schubert, et j’ai souhaité les intégrer, parce que ça donne quelques clés sur la période, sur l’état de dénuement du compositeur, qui n’avait même pas de piano chez lui. Mais pour le prochain projet, promis, il n’y aura ni chant ni texte !

Yves Rousseau © C. Charpenel

- Qui dit chant dit chanteuse ; on s’aperçoit quand on regarde votre discographie - que ce soit en leader ou avec Archimusic - que toutes les chanteuses de jazz francophones, ou presque, ont joué avec vous…

J’ai effectivement un rapport à la voix qui m’émeut au plus haut point. Ce n’est pas pour rien que j’ai écrit le programme D’Amour et de Folie qui, je l’espère, fera bientôt l’objet d’un disque. Il s’agit de neuf pièces pour chanteuses, chanteurs et saxophone soprano solo autour de textes de Louise Labé. Il s’agit d’une émanation du chœur Mikrokosmos, et ce sont des « avions », que des gens qui travaillent avec Laurence Equilbey, aux Cris de Paris… C’est le must ! Quand je l’ai entendu à la première répétition, je me retenais de pleurer devant eux, carrément. Mais pour revenir aux chanteuses de jazz, c’est vrai que j’ai joué avec Elise Caron mais aussi Jeanne Added que j’avais découverte au CNSM où je faisais partie du jury. Elle avait chanté « Blue in Green » à 9 heures du matin, et rien que pour ça… On avait également fait un programme en duo autour de poètes francophones. Je suis vraiment heureux d’avoir participé à son éclosion et surtout de lui avoir fait chanter Ferré.

- Justement, dans le nouveau projet, Murmures, il y a une nouvelle chanteuse, Anne le Goff, qui a une voix et une scansion étonnante. Pouvez-vous nous la présenter ?

Absolument. Elle fait très attention au rythme, elle le bosse beaucoup. Ce que j’aime chez elle, c’est cette tessiture plutôt alto, elle aime bien chanter à la cave, mais en même temps elle peut facilement monter. J’aime cette couleur de voix qui change des mezzo-soprano, d’autant que j’avais besoin de cette couleur dans Murmures qui joue assez grave. Anne est inconnue ou presque du monde du jazz, elle vient du chœur ; je l’ai découverte dans Mikrokosmos justement ; une amie commune m’avait conseillé de l’écouter, car elle avait des velléités d’aller vers d’autres terrains, ceux de Claudia Solal, d’Elise ou de Jeanne.

- Donc, vous l’avez invitée pour chanter des textes de François Cheng. Là aussi, vous pouvez nous en parler ?

C’est un auteur dont je connaissais le nom, bien sûr, j’en entendais parler par des amis… Et je découvre sa poésie, et je tombe en arrêt. Ça me parle, ça m’émeut, ça chante… Ses mots me sont devenus musique. Cheng est un sage parmi les sages ; il a connu le dénuement le plus total, a quitté la Chine pendant la Révolution Culturelle, issu d’un milieu aisé et plutôt lettré. Il vient en France avec la ferme intention de repartir et ne repart jamais. Il rencontre Kristeva et Lacan, traduit Barthes en chinois, et devient académicien en 2002.

Yves Rousseau

C’est très difficile pour moi d’en parler, mais il y a dans sa poésie, comme peut-être dans la musique d’ailleurs, quelque chose que l’on ne peut pas aborder facilement, qui nécessite qu’on s’y penche, et en même temps une sensation d’évidence et de simplicité. Il met en avant l’âme humaine tout en écrivant que « la quête universelle passe par la passion charnelle ». C’est très ancré dans le quotidien, mais dit d’une telle manière ! Il y a une phrase de lui qui m’a décidé à travailler ce projet : « Le centre est là d’où viennent les murmures ».

- C’est une langue très dure, c’est cru. Comment on compose avec cette langue où il n’y a pas de mélismes, où tout est très direct ? Est-ce qu’on a envie d’aller à l’économie de notes, au dénuement ?

C’est cru, certes, mais c’est aussi très rond. C’est très imagé, ça parle d’oiseaux, de vent, de souffle… Et en même temps de l’immuabilité de la pierre, foulée par des millions de pieds. Tout bouge autour d’elle, et elle est toujours là. Quant à l’économie, c’est une question qui a un vrai sens pour moi, car je voulais quelque chose qui soit serein, qui ne soit pas énervé. A l’image de cette poésie qui m’a chamboulé. Il y a des moments enlevés, bien sûr, mais la sérénité est partout présente.

- C’est économe, mais c’est aussi très profond. Votre instrumentarium va vers le grave. Pourquoi ce choix ?

Oui. Il y a Thomas Savy que j’ai rencontré au conservatoire. C’est un formidable clarinettiste basse, un garçon exquis qui justement va à l’essentiel ; le guitariste Pierrick Hardy qui prend son temps et est très sensible au texte, qui est toujours vigilant à ce que l’on entende le texte, qu’il prédomine. Et puis Keyvan Chemirani qui joue de cette petite percussion d’origine iranienne, le zarb, qui est assez grave aussi, qui donne un son très boisé, qui me va bien et va bien à la poésie de Cheng.

- Quels sont les projets à venir ?

Pour 2019, il y en a deux qui me tiennent très à cœur. D’abord, il y a le duo avec mon vieil ami Jean-Marc Larché, qui s’appelle Continuum. On a beaucoup écrit, on cherche et on veut se donner le luxe du temps. L’autre chose, c’est le septet dont je parlais tout à l’heure. Cela s’appellera Fragments. L’objet de cet orchestre sera de travailler les réminiscences de mes années de lycée, à Cherbourg, quand je découvre les groupes pop-rock des années 70… Les Floyd, King Crimson, Yes, Led Zeppelin, avec les copains qui n’en revenaient pas que je ne connaisse pas ! Ça m’a marqué à jamais et ce sera très autobiographique.

Je ne veux pas en faire des relectures, mais m’inspirer de ces musiques. Avec moi, il y aura le guitariste Csaba Palotaï, au clavier le jeune Étienne Manchon, à la batterie - on vieillit ! - Vincent Tortiller, le fils de mon vieil ami Franck, et une section de cuivres avec Jean-Louis Pommier au trombone, Thomas Savy à la clarinette et Géraldine Laurent au saxophone alto. Ce sera créé le 1er février 2019 à La barbacane de Beynes, ou je suis en résidence pendant deux ans.

par Franpi Barriaux // Publié le 20 mai 2018

[1Jean-François Jenny-Clark NDLR.