Chronique

Zone Libre

Polyurbaine

Serge Teyssot-Gay (g), Marc Nammour (voc), Mike Ladd (voc), Cyril Bilbeaud (dms)

Label / Distribution : Intervalle triton

Revenons vingt ans en arrière, et profitons-en pour resserrer des boulons. Partir à la recherche du moment où ça a basculé  ; de cet instant funeste où les étiquettes sont devenues des pin’s à porter en bandoulière. Trouver le patient zéro. Et pourquoi pas jouer à Terminator pour retourner à cette sono mondiale patiemment bâtie. En finir avec la lame de fond qui a fait de la musique populaire une succession de camp hermétiques, de mouvements musicaux dont il faut être ou ne pas être, avec les fleuves de sang autour et les passerelles transgressives bien proprettes qui ne disent rien d’autre que ce qu’on veut entendre… Et puis le reste du monde qui dissone dans son coin, dans une euphorie assignée par le marché du disque à ne pas être communicative. Mais qui invente, créé et mélange pour mieux briser ses chaînes.

C’est exactement à ce désir d’uchronie que nous invite Serge Teyssot-Gay. Mais son propos n’a rien de fictionnel. Il s’agit d’une ligne droite comme le fil du rasoir, qui poursuit sa route sans se soucier des styles qu’elle traverse… Pour ce qu’ils ont de pertinent  ! Dans la guitare acerbe du bordelais, reconnaissable entre toute, il n’y a pas de nostalgie, pas de clin d’oeil communautaire à telle ou telle chapelle. Il n’y a qu’une fulgurance qui agrège toutes les envies, toutes les collaborations possibles, et inimaginables  : Interzone avec le joueur de oud libyen Khaled AlJaramani. Trans avec Joëlle Léandre. Et Zone libre avec la crème des rappeurs qui ont des choses à dire. Tant pis pour ceux qui sont resté au rock, au jazz et au hip-hop inconciliables. Ils ont Shaka Ponk, Melody Gardot et Booba  ; nous avons nos oreilles. La Zone Libre, devenue Polyurbaine, accueille aux côtés de la voix de La Canaille [1] Marc Nammour, l’élégance de la voix éraillée de Mike Ladd. Pour l’amateur universel de musique de ces fameuses vingt dernières années, c’est un sacré raccrochage de wagons.

La plume de Nammour est parfaite pour Polyurbaine où la guitare comme la batterie de Cyril Bilbeaud est plus aérienne qu’auparavant. Beaucoup moins frontale que celle de Casey sur le premier disque de Zone Libre. Plus politique surtout. « Screwed » raconte l’aliénation avec des mots au scalpel auxquels Ladd répond par la harangue. Ça cogne avec un sens acéré de la dialectique et un goût pour le coup d’oeil dans le rétroviseur qui permet d’envisager l’avenir en conscience. En témoigne le formidable « Garde-Fou », long retour sur les années d’insouciance doucement écornées par l’habitus. Le jeu lancinant du guitariste, dont les boucles de re-recording ont l’aspect d’une vis sans fin, entraîne le propos vers les tréfonds. Un disque entier, coup de poing. Si à cet instant de la chronique, la phrase « C’est pas du jazz, évidemment » ne vous paraît pas encore incongrue, merci de relire attentivement le premier paragraphe.

par Franpi Barriaux // Publié le 15 janvier 2016

[1Avec qui Teyssot-Gay avait enregistré La Nausée.