Portrait

65, année héroïque

Douze mois d’une production discographique coltranienne hors du commun.


Si la discographie de John Coltrane est monumentale au regard d’une carrière finalement plutôt brève, l’année 1965 ressemble à s’y méprendre à un véritable tour de force tant sa fertilité est en tous points exemplaire : deux chefs-d’œuvre qui délimitent la période, d’étonnantes expériences, déroutantes parfois pour les oreilles insuffisamment aguerries, la quête effrénée d’un compositeur qui, peut-être, sent que le temps lui est désormais compté, une somme musicale incomparable qui reste probablement sans équivalent aujourd’hui : au total, une bonne dizaine de disques enregistrés en studio, auxquels viennent s’ajouter quelques indispensables enregistrements en public.

Mais une année qu’il conviendrait toutefois de faire débuter le 9 décembre 1964 et de clore le 23 novembre 1965. Retour en quelques repères chronologiques sur la discographie de ces douze mois hors du commun.

Notons ici que le label Impulse, pour le compte duquel John Coltrane a enregistré à partir de 1961 et jusqu’à son dernier souffle, semble animé d’une politique de réédition de ses albums dont les objectifs sont pour le moins difficiles à cerner. On attend toujours avec une certaine impatience une intégrale chronologique digne de ce nom, plutôt que ces incessantes publications qui, la plupart du temps, se recoupent et brouillent parfois l’écoute des passionnés. Dernier exemple avec le tout récent My Favorite Things at Newport où l’on trouve à la fois, dans de magnifiques versions remasterisées et complètes, la totalité du disque Newport ‘63 dont on n’aura pas oublié de retrancher « Chasin’ Another Trane » provenant des sessions au Village Vanguard 1961, et qui se trouve complété par les deux compositions interprétées par Coltrane en 1965 reproduites sur New Thing at Newport.

Vous suivez ? Non. C’est normal. Il n’y a peut-être pour l’heure rien à comprendre et le néophyte devra souvent s’arracher les cheveux s’il cherche à remettre en ordre les pièces d’un puzzle pourtant splendide. Dommage car, mises bout à bout, les quatre-vingt minutes de cette nouvelle référence sont essentielles ! Comme la musique de Coltrane en général.

Voici donc un très évocateur calendrier simplifié de cette si belle année.

  • 9 décembre 1964
    Enregistrement de A Love Supreme, une suite en quatre mouvements, d’inspiration religieuse, qui reste probablement l’œuvre la plus emblématique de Coltrane et son plus gros succès discographique. Le lendemain, le quartette « classique », avec Mc Coy Tyner au piano, Elvin Jones à la batterie et Jimmy Garrison à la contrebasse, fera venir en renfort Archie Shepp et Art Davis pour mettre en boîte des versions alternatives de « Acknowledgment » et « Resolution ».
  • 17 mai 1965
    Le quartette est en studio pour l’enregistrement de ce qui constituera l’essentiel du répertoire de The John Coltrane Quartet Plays, un disque qui n’a pas l’ambition mystique de A Love Supreme, mais se distingue par la beauté des interprétations de « Brazilia » et « Song Of Praise ». De plus, avec « Chim Chim Cheree », un thème extrait de la comédie musicale Mary Poppins, Coltrane semble se faire un clin d’œil à lui-même et nous rappeler au bon souvenir de ses « Favorite Things » !
  • 26 mai 1965
    C’est au cours de cette session que John Coltrane va enregistrer en quartette trois des cinq pièces disponibles sur Dear Old Stockholm, dont les deux autres compositions (« Dear Old Stockholm » et « After The Rain ») furent enregistrées, elles, le 29 avril… 1963 ! Quoiqu’il en soit et malgré cette étrange mixité chronologique, on trouvera une unité de fait à ce regroupement en raison de la présence de Roy Haynes en lieu et place d’Elvin Jones à la batterie sur l’ensemble des sessions ici rassemblées. La version de « One Down, One Up » nous renvoie à sa monumentale interprétation live, deux mois plus tôt, au Half Note, qu’Impulse nous a donnée à découvrir il y a quelques mois seulement.
  • 10 juin 1965
    Au cours de cette session, le quartette va enregistrer l’essentiel de Transition, une œuvre dont la richesse, aujourd’hui encore, semble inépuisable. Outre la composition éponyme qui ouvre le disque, la beauté simple du thème de « Welcome » est émouvante, avant de laisser la place à une longue suite qui ne laisse aucun doute sur l’intensité de la quête religieuse de son compositeur. Ce même jour, le quartette enregistrera « Untitled 90314 » et « The Last Blues » deux thèmes qui seront disponibles… sur Living Space (cf date suivante !). Ce qui n’empêchera pas de noter que « Vigil », formidable duo saxophone/batterie fut, lui, enregistré six jours plus tard, bien que présent sur Transition.
  • 16 juin 1965
    Le quartette se retrouve en studio pour l’album Living Space, ainsi que le duo « Vigil » édité sur Transition. Cette frénésie d’enregistrement – l’équivalent de quatre albums majeurs en un mois – aboutira logiquement à ce que beaucoup considèrent comme un palier essentiel dans l’oeuvre de Coltrane, et qui lui vaudra son appartenance à la New Thing.
  • 28 juin 1965
    John Coltrane convoque autour de lui et de son quartette sept musiciens : Archie Shepp, Pharoah Sanders, John Tchicai et Marion Brown aux saxophones, Freddie Hubbard et Dewey Johnson à la trompette et Art Davis à la contrebasse, pour l’enregistrement des deux versions de Ascension, une œuvre exigeante qui semble à ce moment précis la traduction la plus intense de la quête spirituelle du saxophoniste. Longue suite de quarante minutes où se succèdent les improvisations, Ascension le bien nommé est à considérer de ce point de vue comme un disque charnière en ce sens qu’il préfigure très nettement l’évolution de la musique de Coltrane, dont les contours semblent se déchirer petit à petit. On associera alors volontiers Coltrane à l’avant-garde et au free jazz.
  • 26 août 1965
    Encore un disque bouleversant. Sun Ship est un témoignage supplémentaire de la foi de Coltrane. Les titres sont évocateurs : « Dearly Beloved », « Amen », « Attaining » ou « Ascent » ne laissent aucun doute sur sa longue quête religieuse.
  • 2 septembre 1965
    Une semaine plus tard, la formation de Coltrane se retrouve en studio sous la formule du quartette dit « classique », mais pour la dernière fois, afin d’enregistrer le flamboyant First Meditations For Quartet, peut-être l’un des plus beaux disques du saxophonistes. Une prise alternative de « Joy » sera enfin enregistrée 20 jours plus tard.
  • 1er octobre 1965
    Avec Pharoah Sanders au saxophone, Donald Garrett à la clarinette basse et Joe Brasil à la flûte, le quartette enregistre Om, probablement l’une de ses œuvres les plus difficiles. Une sorte de long cri de près d’une demi-heure, un hymne free que l’on évitera peut-être de proposer comme guide de découverte de l’univers coltranien ! Mais à coup sûr l’expression d’une musique vitale, presque primordiale.
  • 14 octobre 1965
    C’est une formation à huit musiciens (le quartette augmenté de Pharoah Sanders, Donald Garrett, Franck Butler et Juno Lewis) qui enregistre deux nouvelles pièces : « Kulu Se Mama » et « Selflessness ». Moins de deux semaines après le terrifique et énigmatique Om, les accents africains du chant de Juno Lewis viennent apaiser une atmosphère des plus déchirantes. Il s’agit là d’un disque lumineux, d’un abord nettement plus aisé que son prédécesseur.
  • 23 novembre 1965
    Retour en studio du quartette, qui devient en réalité un sextet parce qu’augmenté cette fois de Pharoah Sanders au saxophone et Rashied Ali à la batterie. Ces six musiciens enregistrent Meditations, dont le répertoire recoupe en grande partie celui des First Meditations enregistrées quelque temps plus tôt en quartette.

Meditations sera en quelque sorte le chant du cygne du quartette : McCoy Tyner et Elvin Jones quitteront le groupe peu de temps après. Seul Jimmy Garrison restera et ce sera alors le début de la dernière période coltranienne : Alice Coltrane, Rashied Ali et Pharoah Sanders seront ses derniers compagnons de route.

Repères

Enregistrements studio

  • A Love Supreme (l’édition De Luxe contient un deuxième CD live enregistré en juillet 1965 au Festival d’Antibes Juan-les-Pins, publié quelques années plus tôt par l’INA)
  • John Coltrane Quartet Plays
  • Dear Old Stockholm
  • Transition
  • Living Space
  • Ascension
  • Sun Ship
  • Om (difficile à trouver en tant que tel, mais inclus dans le double CD The Major Works Of John Coltrane… où l’on trouve également les deux versions d’« Ascension », « Om », « Kulu Se Mama » et « Selflessness »).
  • Kulu Se Mama
  • First Meditations For Quartet
  • Meditations

Enregistrements live

  • One Down, One Up - Live At The Half Note (26 mars et 7 mai 1965)
  • My Favorite Things At Newport (7 juillet 1963 et 2 juillet 1965)
  • Love Supreme et Live In Antibes (26 et 27 juillet 1965)
  • Live In Comblain-la-Tour (1er août 1965)
  • Live In Seattle (30 septembre 1965)

Sur le web, on se reportera au recensement de tous les enregistrements de John Coltrane, session par session.