Scènes

Andy Emler court à l’envers

Concert du quartet Running Backwards d’Andy Emler au Pannonica


Photo Michaël Parque

Solide quartet de musiciens emmenés par un Andy Emler aussi espiègle dans ses interventions orales que redoutable sur son piano, Running Backwards a retourné le Pannonica le mercredi 11 avril 2018.

Ce quartet est taillé pour la route et les scènes. La structure est légère et les individualités qui la composent n’ont jamais faibli en capacité créatrice. Seulement voilà, cette formation ne joue pas ou peu, termine même une brève existence après un disque et seulement quelques dates. Personne n’en veut, ce qui ne laisse pas d’étonner. Recherche de nouveaux projets (avec de préférence une chanteuse fragile), oui, place aux jeunes, oui, rentabilité économique, oui, nous entendons. Quelle espace pourtant accorder dans notre société à des musiciens en pleine possession de leur talent et suffisamment expérimentés pour emporter l’adhésion de n’importe quel public (fût-il profane en matière de musique aventureuse) ? Ils ont tant à transmettre. L’époque est frileuse et le monde marche à reculons.

C’est d’ailleurs le nom du groupe et les éléments abondent pour justifier sa présence sur la scène du club. L’ambiance est détendue, c’est même par moments la franche rigolade entre Marc Ducret, Eric Echampard, Claude Tchamitchian et Andy Emler. Chez ce dernier, tout inspire la confiance. La spontanéité et les blagues à deux balles [1] mettent les rieurs de son côté, les compositions de sa main font le reste.

Andy Emler, photo Michael Parque

Sinueuses à souhait et taillées pour la paire qu’il forme avec le guitariste, leur mise en place implacable donne à transpirer mais exprime une vitalité bondissante jamais abstraite. Elles déploient des phrases virevoltantes qui accrochent l’attention sans jamais verser dans la logorrhée, dressée, il faut le dire, sur un tapis rythmique où roulent des grooves profonds.

Les deux du fond sont intraitables. Campé sur ses jambes enfoncées dans le sol, les doigts écrasant le manche, Tchamitchian bataille pour imposer un son épais à l’attaque incisive et boisée. Adepte d’ostinatos massifs, il n’hésite pas à les faire déborder de toutes parts pour leur donner plus de vie encore et bousculer au passage les assauts de son compagnon de frappe. D’une extrême précision, découpant le temps avec le tranchant d’une lame, Echampard est de chaque proposition. Le visage détendu, les yeux fermés et le corps gracile, il semble ne jamais souffrir de la décharge sonore qu’il prodigue. A l’affût des variations de la dynamique musicale, il ne la bouscule jamais mais l’élève à des niveaux sans cesse renouvelés par une production foisonnante qui porte haut l’incandescence du groupe.

Marc Ducret, photo Michael Parque

Sur ce double feu, Emler plaque des accords savants qui ont tout de l’évidence et amènent des éclairages nouveaux à un discours déjà riche (n’omettant pas au passage quelques clins d’œil drolatiques et chaplinesques à des airs populaires) qu’il développe lors de prises de parole puissantes qui sont une part incontournables et pourtant moins connues de son travail.

Pour pleinement saisir ce qui se déroule sur scène, il faudrait assister plusieurs fois au même concert. Concentrer son attention sur les individualités d’abord, s’attarder sur les interactions, écouter enfin le groupe en son ensemble. Mais la musique est art de l’instant ; pour lutter contre l’éphémère qui est aussi sa beauté, sa force est de donner à vivre richement la moindre de ses composantes. Les interventions inventives de Ducret, par exemple, ordonnent des matières brûlantes, complexes et multiples, à la fois volées de flèches et terres brûlées. Elles viendront se poser comme une clé de voûte sur les pierres montées par ses partenaires.
Et le public d’applaudir à tout rompre. CQFD.

par Nicolas Dourlhès // Publié le 27 mai 2018

[1Pour qui l’a vu plusieurs fois, Emler tente systématiquement de laisser entendre qu’il est anglais. Il ne convainc personne, n’y croit plus lui-même mais ce systématisme humoristique est savoureux.