Chronique

Anne Quillier 6tet

Daybreak

Anne Quillier (p, Fender, comp), Aurélien Joly (t, bugle), Grégory Sallet (as, ss), Pierre Horckmans (cl, clb), Michel Molines (b), Guillaume Bertrand (dms).

Label / Distribution : Pince Oreilles

Allez savoir si le jour se lèvera pour Anne Quillier ! Daybreak porte en tous cas à croire que la jeune pianiste est à l’aube d’une longue et belle carrière, tant le pouvoir de séduction de son premier disque en sextet est grand et sa construction digne des plus nobles architectures musicales. Mais cette réussite est-elle si étonnante de la part de celle qui fut lauréate du trente-sixième Concours National de La Défense (prix du meilleur groupe) en 2013, et a déjà eu l’occasion de travailler avec Denis Leloup, Stéphane Guillaume, Denis Colin, François Jeanneau ou Guillaume Orti ? On peut trouver pire.

Ces premiers faits d’armes viennent éclairer le ravissement ressenti à l’écoute de ce disque, nouvelle preuve de vivacité de la part du Pince Oreilles, un collectif qui présente d’ores et déjà un beau bilan, à mettre à l’actif d’une jeune génération de musiciens originaires de la région Rhône-Alpes. Ils sont une quinzaine, répartis en six groupes à géométrie variable et qui ont publié une dizaine d’albums. Une petite entreprise mise au service d’une musique acoustique ou électrique aux influences diverses (jazz, pop, rock, musique répétitive aussi), toujours assemblées avec énergie et exigence. Parmi les productions notables du label, on peut citer Split Moments par le trio du guitariste Romain Baret (avec Michel Molines à la contrebasse et Sébastien Nocca à la batterie), Structures In Motion du Trio Enchant(i)er, avec Grégory Sallet au saxophone, Olivier Jambois à la guitare et Kevin Lucchetti à la batterie ; enfin, Continuation, Echoes And Rhythm par le quintet de Grégory Sallet, où évoluent les déjà cités Molines et Baret avec le renfort d’Aurélien Joly à la trompette et de Guillaume Bertrand à la batterie.

Quelques exemples qui laissent deviner les interactions humaines entre toutes ces formations, dont le sextet d’Anne Quillier fait évidemment partie ; parmi ses membres : Grégory Sallet, Michel Molines, Guillaume Bertrand, Aurélien Joly et… Pierre Horckmans (clarinettes), le seul à n’avoir pas été cité jusque-là, mais qui joue avec Anne Quillier en duo, ainsi qu’en trio au sein de Blast, dont le troisième membre est Bertrand. On le voit, tout se tient chez les Pince Oreilles - il faudrait presque passer par un sociogramme pour en apprécier la géographie des relations.

Daybreak est donc une vraie réussite, un disque d’une grande maturité qui dévoile au fil des écoutes la richesse de ses constructions savantes et de ses arrangements d’une précision presque maniaque. De beaux terrains de jeu pour l’arrangeuse Anne Quillier, qui se fait fort de multiplier les combinaisons de textures. Et en jazz quand on dit femme, pianiste, compositrice, chef d’orchestre, on a tendance à penser à Carla Bley ou Maria Schneider. Ces deux grandes comptent beaucoup pour elle, mais loin de nous l’idée de lui imposer de telles ombres tutélaires. Ce serait l’écraser d’un poids inutile et oublier qu’elle a sa grammaire musicale bien à elle, pour ne pas dire sa propre petite musique. Le soin apporté aux compositions, toutes signées par la pianiste à l’exception de « Lost Continuum » (Pierre Horckmans), les scénarios qu’elle sait construire, la tension qu’elle installe sont la marque d’une (déjà) grande. Mieux, loin d’envahir l’espace par sa seule présence, elle accorde à ses musiciens de larges zones d’expression et pratique avec eux l’art de la relance et de l’interaction.

Comment ne pas être accroché d’emblée par le thème si juste de « Chanson épique pour les superhéros injustement méconnus », prélude à une belle et solide intervention de Michel Molines à la contrebasse (et clin d’œil au dessinateur Manu Larcenet) ? Comment ne pas se laisser hypnotiser par « Dance With Robots », dédié à l’un des maîtres d’Anne Quillier, le grand Vijay Iyer, mais qui laisse apparaître d’autres influences, comme celle, tout aussi marquante, de Steve Reich et ses déphasages rythmiques ? Comment ne pas ressentir toute la pulsation de « Lignes troubles » avant ses moments de suspension sur lesquels s’épanouit le trompettiste Aurélien Joly, tout en énergie mélodique ? Comment résister aux entêtantes « Ondes de choc », quand le piano, la clarinette et la contrebasse abordent aux rivages d’une musique de chambre contemporaine, un temps agitée par les perturbations rythmiques de Bertrand avant une lente et belle montée en tension sous l’impulsion du piano et d’une résolution joyeuse ?

On s’abandonnera volontiers à un « Last Flight » en forme de ballade nocturne introduite en trio puis soulignée par l’accord des trois souffles. Les motifs répétés de « Lost Continuum » sont ceux d’une musique d’apparence instable (la faute aux rythmiques impaires, probablement) mais d’une précision d’horlogerie, nouvelle occasion pour Quillier de muscler son jeu et d’engager avec son clavier une conversation toute en joie rageuse. « Aaron’s Piece », qui laisse supposer une dédicace à un autre jeune pianiste, l’Américain Aaron Parks, offre à Sallet au saxophone alto et Horckmans (décidément en grande forme) à la clarinette des instants très intenses, avant le foisonnement percussif de sa conclusion. « Hymne obsédant », de son côté, a parfois des allures de valse un peu ivre, comme s’il fallait se laisser emporter dans un tourbillon de brume. Le Fender Rhodes d’Anne Quillier, plus sage, vient rétablir un calme précaire. Il reste au groupe suffisamment de forces pour « La longue ascension », dont le titre parle de lui-même : les six musiciens semblent ne faire plus qu’un et avancent vers un même but, sous l’impulsion conjointe et vigoureuse de Quillier et Molines. Le groupe délivre à Grégory Sallet un bon de sortie au saxophone alto le temps d’un solo très dense puis, ayant atteint le sommet, reprend sa marche finale.

Musique savante, certes, mais jamais démonstrative ni cérébrale et encore moins ennuyeuse. Avant tout, pour nous tous, une addition de plaisirs qui déborde largement du cadre du jazz au sens strict : Anne Quillier écrit de belles histoires d’aujourd’hui (il suffit de lire les titres des compositions comme une seule et même phrase pour en deviner les contours et le rythme), qu’elle partage et donne envie de partager. Daybreak n’est qu’un début, et donnerait presque envie de vieillir un peu pour, déjà, connaître la suite.