Chronique

Artaud

Music From Early Times

F. Couderc (cl, clb, sax, taragot, coudophone), V. Lafont (claviers), F. Moreau (dms), V. Artaud (b, kb, prog), D. Yvinek (dir. art.).

Label / Distribution : Discograph

Il faut parfois oser prendre les paris, ce que nous ferons ici sans la moindre réticence : Music From Early Times est un grand disque. Un très grand même, de ceux qui marquent de leur empreinte la production contemporaine.

Intemporel, inclassable, inventif, méditatif et œcuménique, il se place d’emblée très haut sur la pile des disques qu’on garde près de soi, pour y revenir, non jusqu’au tarissement du plaisir, mais parce que tout nous dit qu’il aura beaucoup à offrir, et pour longtemps. Une sorte de source vivifiante à laquelle on s’abreuve, mû par la nécessité d’une confrontation avec la beauté et l’indicible. Un éclat de lumière, celle peut-être d’une aube rougissante, née d’un harmonieux brassage de jazz, de musique contemporaine mais aussi classique, de jazz-rock ou de musique électronique, sur un fond de philosophie cabalistique et de métaphysique.

Comment s’en étonner d’ailleurs ? Après un premier album simplement baptisé Artaud en 2004, suivi trois ans plus tard de La tour invisible, la nouvelle aventure de Vincent Artaud confirme en tous points les qualités des précédentes livraisons et se présente comme un nouveau voyage intérieur dont on revient illuminé, au sens le plus ontologique du mot.

Non content de s’affirmer comme un créateur exigeant et original, le bassiste a par ailleurs pesé de tout son poids, ces derniers temps, sur plusieurs réussites éclatantes – saluées comme il se doit par Citizen Jazz – et donné la preuve de son immense talent : celui d’un sorcier capable d’inventer des climats et d’exercer sur différentes productions une influence primordiale. On ne peut ignorer son rôle décisif dans la réussite d’Omry (Pierrick Pédron), par exemple, ni l’impulsion originale donnée au brillant Around Robert Wyatt créé par Daniel Yvinec [1] et son ONJ ; de même dans l’explosion de couleurs et de fulgurances électriques qui embrase The Intruder d’Olivier Temime. Un même univers mais, chaque fois, le sentiment de découvrir une nouvelle facette d’un créateur pas comme les autres, dont la discrétion n’a d’égale que la force intérieure qui l’anime.

À la première écoute de Music From…, on est tenté par le petit jeu des influences : que nous évoque donc cette musique sur laquelle on peine à greffer des mots, mais qu’on a quand même l’impression de connaître ? Cette introduction flottante, presque liquide et un peu glacée, renvoie aux paysages immobiles de Robert Fripp et Brian Eno. Ailleurs, l’envolée vaporeuse d’un Rhodes ou d’un synthétiseur rappelle les grandes heures de l’École de Canterbury ou d’un Joe Zawinul. Mais déjà le climat glisse avec élégance vers d’autres couleurs étales, celles du début du XXe siècle [2]. On devine aussi que Steve Reich et ses déphasages sériels ont laissé dans l’inconscient d’Artaud de beaux cycles sonores qui collent bien à sa mathématique céleste.

Mais à quoi bon, finalement, se poser ces questions ? Ce sont là, en effet, bien assimilées, de fortes influences - parmi d’autres… mais Vincent Artaud a tracé à partir d’elles son parcours personnel, un parcours proprement initiatique, une quête de soi et du monde par le brassage multiculturel. « J’ai été chercher à l’intérieur de moi pour mieux comprendre le monde extérieur. Music From Early Times est une traduction de cette introspection. Je me fais confiance sans le savoir pour savoir comment le monde a été créé ».

Entièrement instrumental, fait de sons mêlés - acoustiques, électriques et électroniques -, Music From… propose une musique où il convient de se plonger sans a priori et débarrassé des contingences. Alors défilent sous nos yeux, dans nos oreilles, de mystérieux et captivants paysages qui nous semblent connus alors qu’on les visite pour la première fois. Brumes du matin ou nuages d’altitude, aubes rose pâle ou couchers de soleil orange éclatant, étoiles au firmament, sources qui bruissent, vallonnements lointains et forêts nourricières… La présence humaine n’est pas requise, il ne s’agit que de contempler, méditatif, un monde qui s’ébranle et de s’offrir un voyage à nul autre pareil.

Pour mener à bien son projet, Vincent Artaud s’est entouré d’une équipe resserrée qui ne garde de La tour invisible que le saxophoniste sensible Frédéric Couderc, donc le jeu presque introverti a tout pour matérialiser ses questionnements. Vincent Lafont, en provenance - notamment - de l’ONJ, exprime par sa sérénité, sa présence naturelle d’une grande fluidité l’impressionnisme des mers tranquilles où nous emmène cette musique des origines. Fabrice Moreau prend la place de Franck Agulhon (qu’il côtoie au cœur de l’aventure Omry). En fond, un Yvinek inspiré vient rappeler s’il en était besoin que le rôle de directeur artistique est tout sauf superflu par la précision qu’il insuffle et son travail d’artisan méticuleux (cf Around Robert Wyatt ou Shut Up And Dance, entre autres).

Bref, une équipe haut de gamme pour une démarche ambitieuse et tout sauf prétentieuse ; à la réécoute Music From Early Times s’affirme comme un disque éminemment spirituel - celui d’un artiste philosophiquement et métaphysiquement engagé qui n’est pas là pour satisfaire son ego mais exprimer un besoin fondamental d’accoucher de son art, de ce qui l’habite au plus profond – au plus intime – de lui-même. En ce sens, ce disque vise à une certaine universalité, l’universalité d’une langue commune que nous parlerions spontanément et qui permettrait à ce musicien attachant de nous communiquer sa vision du monde. D’ailleurs on a déjà envie de la partager…

par Denis Desassis // Publié le 9 mai 2011
P.-S. :

« Music from Early Times » au Duc des Lombards

[1Qu’on retrouve ici en directeur artistique, avec son « k » final.

[2Vincent Artaud n’a jamais caché sa prédilection pour des compositeurs tels que Debussy, Bartók ou, pour la période plus récente, Dutilleux.