Scènes

Au-delà de Donny McCaslin

Nancy Jazz Pulsations – Chapitre 5. Lundi 16 octobre, Théâtre de la Manufacture. Fabrice Bez & Pierre Boespflug – Donny McCaslin.


Donny McCaslin Quartet © Jacky Joannès

C’est un grand écart stylistique que propose NJP au Théâtre de la Manufacture pour commencer sa deuxième semaine : d’un côté, l’impressionnisme d’un duo de l’intime aux inspirations littéraires et picturales. De l’autre, le déferlement d’un quartet sous l’influence de Blackstar, l’ultime disque de David Bowie.

Ils sont deux, bien connus sur la scène locale : d’un côté Fabrice Bez (accordéon et compositions) ; de l’autre, Pierre Boespflug (piano). Avec l’édition 2017 de NJP, ils fêtent la sortie de leur premier disque autoproduit, Les derniers vestiges évanouis. Voilà un duo, qui doit autant à la musique impressionniste du début du XXe siècle qu’au jazz, et dont la formule n’est pas si répandue (on pense notamment à Jean-Marie Machado et Didier Ithussary).

Pierre Boespflug & Fabrice Bez © Jacky Joannès

Bez et Boespflug constituent une cellule qui présente l’avantage de confronter deux instruments complets dont le rôle, tour à tour rythmique et mélodique, est en quelque sorte interchangeable. Soit un mini orchestre au sein duquel la parole peut circuler très vite, d’autant qu’elle s’appuie sur l’écriture soignée, presque savante, des partitions de Fabrice Bez et des évasions improvisées de chacun des deux protagonistes. Il faut bien comprendre ces dernières comme des « compositions en temps réel faisant écho aux thèmes écrits ». Bez est un amoureux de la littérature russe, de la peinture aussi. Il cite Jackson Pollock ou Gustave Courbet parmi ses inspirations. Une phrase, un tableau, voire un état d’âme, tout est chez lui prétexte à l’élaboration d’une musique narrative et confidente. Loin de l’idée d’illustration, il s’agit pour l’accordéoniste de suggérer, d’évoquer, de favoriser la rêverie. C’est la démarche impressionniste qui consiste à « déformer la réalité pour inspirer une émotion ».

Les deux musiciens disposent de 50 minutes, soit à peine le temps de passer en revue tout leur disque dont les titres disent beaucoup du cheminement intérieur qui les a fait naître : « Les derniers vestiges évanouis » pour commencer, puis « Les jours d’après », « Fiodor Z » d’après Iouri Bouïda, « En attendant l’automne », « Le hasard aux trousses » et « Nos fantômes intérieurs » inspiré par Pollock. Ils ajoutent une composition inédite (« L’écho de la houle »). C’est un temps, un peu trop court, qui leur suffit néanmoins pour transmettre en droite ligne du cœur le souffle qui habite leur musique et conquérir sans peine un public qui ne manque pas de s’abandonner à son onirisme.

Comme un moment suspendu.

Sur la platine : Les derniers vestiges évanouis (Autoproduction – 2017)

Il y a chez Donny McCaslin un avant et un après David Bowie, c’est évident. Appelons ça un traumatisme heureux, histoire de manier l’oxymore. Le saxophoniste, membre éminent du big band de Maria Schneider, était en effet de ceux qui, à l’instigation de la cheffe d’orchestre, ont eu le privilège d’entourer le chanteur pour son ultime enregistrement. Et de contribuer à la définition d’un son propulsant celui qui allait disparaître au moment même où le disque voyait le jour dans un ailleurs crépusculaire, quelque part entre rock et jazz. Ce moment unique dans sa vie de musicien aura eu des effets persistants : McCaslin ne pouvait en rester là et la publication l’an passé de Beyond Now a montré à quel point l’expérience fut pour lui, ainsi que pour ses camarades, plus que déterminante. Elle marquait un tournant fondateur. Le quartet de l’album est bien celui de Blackstar. Avec Jason Lindner aux claviers, Tim Lefebvre à la basse et Mark Guiliana à la batterie. Ce dernier, absent hier soir – souvenons-nous qu’il fut l’une des têtes d’affiche les plus marquantes de NJP 2016 – est remplacé par Arthur Hnatek, jeune batteur suisse qu’on a pu voir évoluer aux côtés de Tigran Hamasyan ou Erik Truffaz.

Donny McCaslin & Tim Lefebvre © Jacky Joannès

Autant Beyond Now pouvait susciter quelques réserves du fait d’une certaine froideur régnant tout au long d’un disque dont l’idiome est, selon les musiciens eux-mêmes, celui d’un « nu electronica jazz », autant la scène va comme un gant à Donny McCaslin. Ce dernier, après une longue bataille technique engagée contre une forêt de câbles juste avant le début du concert, ne feint pas son plaisir d’être là. Il a même pris le soin d’écrire en français quelques phrases sur un bout de papier pour signifier sa reconnaissance envers le public, un peu clairsemé il est vrai. Ce qu’on pourra déplorer même si la concurrence a pu lui jouer un vilain tour, avec la présence simultanée au chapiteau de la Pépinière d’un certain Emir Kusturica. Les affres de la programmation multiple.

La musique déferle, d’une grande puissance, sous l’impulsion d’une rythmique presque machinique. Tim Lefebvre, sourire aux lèvres et médiator entre les dents, gronde de bonheur à l’arrière de la scène. À gauche, Jason Lindner déploie les fastes de ses claviers multiples, au point que ceux-ci s’avèrent parfois un peu envahissants et couvrent le son du saxophone. On comprend que les étiquettes n’ont pas tardé à valser, que nous sommes en train d’assister à un concert de rock, ni plus ni moins. Bowie n’est jamais loin, son ombre tutélaire plane au-dessus du groupe et éclaire sa musique d’une lumière noire, le temps d’un « Lazarus » très émouvant.

Et que dire de Donny McCaslin lui-même ? On le savait depuis un bout de temps, bien avant sa collaboration avec l’Anglais disparu : il est un saxophoniste habité et d’une extrême humilité face à sa musique. Il peut tout aussi bien être une des quatre voix du quatuor à part égale avec les autres, qu’un soliste vibratoire en état de fusion. Chacun de ses solos est une histoire brûlante, comme une incantation. Il peut même se payer le luxe de troubler la sonorité de son instrument par des effets électroniques sans jamais remettre en cause la vibration de son phrasé. Un très grand monsieur, ce McCaslin !

Et c’est à n’en pas douter un concert clé que vient de proposer Nancy Jazz Pulsations. Il n’est jamais inutile de souligner les bienfaits des moments heureux…

Sur la platine : Beyond Now (Motema – 2016)