Scènes

Des nouvelles du Danube

Trois nouveautés chez BMC : Elemér Balázs, Kristóf Bacsó Quartet et Georgi Kornazov’s Horizons Quintet pour réchauffer les soirées d’hiver…


La liste des compositeurs hongrois est longue : Franz Liszt, Béla Bartók, Zoltán Kodály, György Ligeti… Sans oublier l’influence de la musique tzigane sur Brahms, Bizet, Stravinsky et bien d’autres. Dans un autre domaine, aujourd’hui la Hongrie s’illustre aussi dans le rock et la pop avec le célébrissime festival de Sziget. Et côté jazz, la rencontre de la musique tzigane et de la « musique classique américaine » a donné naissance au jazz manouche, dont l’une des icônes fait encore la fierté de l’Europe : Django Reinhardt. « Last but not least » : à Paris, c’est l’Institut hongrois qui a repris le flambeau de Jazzycolors.

Il n’y a donc rien d’étonnant à ce que le pays magyar héberge un label actif sur tous les fronts musicaux. Budapest Music Centre Records produit depuis une dizaine d’années des albums de musique classique ou de jazz principalement axés sur des artistes hongrois. Lors de la première BMC Jazz Night à Paris au printemps 2007, Citizen Jazz s’était entretenu avec l’ancien responsable de ce label à l’identité bien affirmée, György Wallner, qui revenait sur les choix éditoriaux et graphiques [1] Au tour des trois derniers albums parus au catalogue Jazz & Blues, distribué en France par Abeille Musique.


Elemér Balázs
Always That Moment 2
Gábor Bolla (ts), Zoltán Zana (ts), Márton Fenyvesi (g), József Barcza Horváth (b), József Balázs (p) et Elemér Balázs (d).

Elemér Balázs n’est pas très connu en dehors de son pays, et pourtant ! Avec plus de soixante disques à son actif, il anime la scène du jazz hongrois depuis une quinzaine d’années. Sa batterie a accompagné un grand nombre de musiciens de passage en Hongrie : d’Art Farmer à Al Jarreau en passant par Pat Metheny, Lee Konitz, Randy Brecker, Rick Margitza, Stéphane Belmondo… Si ce pimpant quadragénaire a attendu 1995 pour sortir son premier disque en leader, Fly Bird, c’est avec BMC qu’il a connu la consécration quand Always That Moment a reçu le prix du disque hongrois de l’année en 2000. Sept ans et une Croix de l’Ordre du Mérite plus tard, Balázs publie la deuxième partie d’Always That Moment.

Dans la continuité du premier opus, Always That Moment 2 reprend des chansons populaires hongroises ; mais il a changé tout l’effectif de son groupe. Elemér, le grand frère batteur, poursuit son chemin avec József, le petit frère pianiste. Ils jouent ensemble avec László Dés, et l’un participe au groupe de l’autre… Mais loin de rester dans l’ombre de son aîné, József s’est aussi fait un nom comme arrangeur et compositeur, entre autres de musiques de film et de variété. Pour compléter la section rythmique, Balázs a fait appel à l’un des piliers de la contrebasse hongroise : József Barcza Horváth. Ce musicien de formation classique a fait partie du célèbre Gustav Mahler Youth Orchestra dirigé par Claudio Abado. Sa technique autant que son professionnalisme en font l’un des contrebassistes tout-terrain les plus demandés de Hongrie. Côté solistes, Balázs s’appuie sur le métier du saxophoniste ténor Zoltán Zana, aussi à l’aise dans les orchestres de jazz (au côté de Django Bates ou, plus récemment, au sein du Budapest Jazz Orchestra) qu’avec ses propres groupes ou ceux des jazzmen en visite (David Liebman, Peter Erskine)… Il lui adjoint un second ténor en la personne de Gábor Bolla qui, malgré son jeune âge (tout juste vingt ans) peut se targuer d’une carrière déjà impressionnante : après ses débuts, à quatorze ans avec Elemér Balázs, Bolla monte son propre groupe à quinze, enregistre son premier disque en leader à seize, ne cesse de remporter des prix aux concours organisés par les festivals (Avignon, Montreux, Londres…) et a déjà accompagné bon nombre de pointures tels que Johnny Griffin, Rick Margitza, David Murray, Pat Metheny… Après un cursus classique, le guitariste Márton Fenyvesi, lui, vient de se lancer dans le jazz ; suit les cours de l’Académie de Musique Franz Liszt par laquelle sont passés József Balázs et Zana.

Bolla et Zana ont une sonorité assez proche qui fait penser à Dexter Gordon. Même si les deux ténors jouent des phrases plutôt sinueuses, Bolla est davantage tenté par les excursions hors des sentiers mélodieux. Fenyvesi reste attaché à la mélodie, avec une tendance « planante » à la John Abercrombie. Balázs junior ponctue les chorus des solistes de traits harmoniques ou mélodiques bien sentis, et ses solos sont essentiellement des digressions à la main droite. Pour sa part, Barcza Horváth est un contrebassiste d’une aisance et d’une expérience à toute épreuve : beau son grave et profond, assise rythmique bien plantée et solos séduisants. Quant à Balázs senior, en véritable chef d’équipe il ne se met pas en vedette – à peine un bref chorus dans la conclusion d’« Autumn Leaves » - et met entièrement ses fûts et cymbales au service du groupe. Son drumming subtil, nuancé et mélodieux se rapproche de celui d’André Ceccarrelli. Always That Moment 2 et ses mélodies mélancoliques sur des rythmes entraînants dégagent un doux parfum nostalgique. Comme le promeneur égaré sur les hauts de Buda devant le Danube…

  1. « I Can’t Tell », Jenő Horváth (7:01).
  2. « Every One Of Them Let Me Down », Pál Kőszegi & Jenő Pártos (8:08).
  3. « I Only Remember The Good Times », Júlia Hajdú & Rudolf Halász (5:34).
  4. « Hold On To Love », Szabolcs Fényes & Iván Szenes (4:14).
  5. « If There Are Chestnuts For Sale », András Fáy & Tamás Neményi (6:37).
  6. « It Was Nothing Like Love », Pál S. Gábor & Iván Szenes (4:46).
  7. « What Happened To That Summer », Lajos Lajtai (5:14).
  8. « Autumn Leaves », József Kozma (13:38).

Kristóf Bacsó Quartet
Alteregos
Kristóf Bacsó (as, ss), Kornél Fekete-Kovács (tp, flugelhorn), Mátyás Szandai (b) et Ferenc Németh (d), avec Árpád Oláh Tzumo (fender rhodes) et Balázs Kántor (violoncelle).

Après Fitting, en trio avec Oláh Kálmán et Sébastien Boisseau, sorti en 2006 chez BMC, Alteregos est le premier disque du Kristóf Bacsó Quartet.

Le saxophoniste Bacsó fait partie de cette génération de musiciens hongrois passés par l’Académie de Musique Franz Liszt et chez ce formidable développeur de talents qu’est Gábor Gadó. Mais il n’est pas inconnu en France, où il a tourné et étudié (notamment dans la classe de François Jeanneau au CNSMDP). Après un séjour à Boston (Berklee School), Bacsó rentre au pays et, en 1999, publie un premier disque codirigé avec le saxophoniste ténor Zana, le bien nommé First Steps. Il fait appel à trois autres diplômés du département jazz de l’Académie Franz Liszt : le bassiste Mátyás Szandai et le batteur Ferenc Németh, trentenaires comme lui ; avec ses quarante printemps, le trompettiste Kornél Fekete-Kovács fait figure d’« ancien ». A l’instar de Gadó ou Balázs, Fekete-Kovács fait partie de ces Hongrois qui se démènent pour monter des orchestres (Budapest Jazz Orchestra, Modern Art Orchestra…), participer à des projets novateurs (avec László Dés, Dave Liebman…), enregistrer à tour de bras (plus d’une centaine de disques dans son cas), tourner dans toute l’Europe et transmettre le jazz aux nouvelles générations… Szandai et Németh ne sont pas en reste : si le premier s’illustre principalement sur le sol hongrois avec, entre autres, quatre disques pour BMC, le second a choisi la voie américaine en suivant, comme Bacsó, les cours de la Berklee School, mais également ceux du Thelonious Monk Institute of Jazz, et a joué avec maints grands noms de la scène new-yorkaise. Le quartet a également invité sur quelques titres le claviériste Árpád Oláh Tzumo (Berklee, Thelonious Monk Institute), ainsi que Balázs Kántor au violoncelle.

L’instrumentation est tout à fait « colemanienne » : saxophone, trompette, contrebasse et batterie. Mais même si elle s’articule autour d’unissons, de jeux de voix en contrepoints et de mélodies dissonantes, la musique, elle, se situe plutôt dans la lignée de Wayne Shorter, notamment pour l’architecture soignée, qui trouve son inspiration dans la musique classique.
La section rythmique reste dansante de bout en bout, avec des séquences latino, des walkings pour relancer la machine, des chorus qui balancent et une batterie adroite qui assure la cohésion du groupe. Elle est bien servie par une prise de son chaleureuse qui fait la part belle aux graves. Fekete-Kovács n’a pas usurpé sa réputation : il allie une sonorité franche et puissante, une mise en place nette et un à-propos indéniable. Peu ou pas de vibrato, un phrasé linéaire, un son doux et légèrement velouté, le jeu de Balázs à l’alto se rapproche de Lee Konitz. Mais il est tout aussi à l’aise au soprano. Ses chorus, contre-chants et duos avec Fekete-Kovács révèlent un musicien inspiré qui cherche une voie musicale personnelle et moderne. Il pallie l’absence d’instrument harmonique par un jeu habile entre les voix – saxophone, trompette et contrebasse – et une rythmique qui swingue. Laissons-lui la conclusion : « Mon défi avec ce groupe c’était d’arriver à faire que les trois voix (deux vents et une basse) combinées au « groove » de la batterie restent naturels, et que des mélodies naisse un son, sans l’aide d’un instrument harmonique : comme si chaque partie avait un alter ego ». Expérience réussie !

  1. « Egos » (6:01).
  2. « Pictures From Home » (6:07).
  3. « Crazy Age Children » (7:15).
  4. « West Balkan Tale » (11:26).
  5. « Budapest Anzix » (4:35).
  6. « Game With 6ths » (5:18).
  7. « Time Snake » (5:12).
  8. « Chest Pressure » (7:36).
  9. « Alteregos Coda » (1:48).

Toutes les compositions sont de Kristóf Bacsó sauf indication contraire.


Georgi Kornazov’s Horizons Quintet
Viara
Georgi Kornazov (tb), Émile Parisien (ss), Manu Codjia (g), Marc Buronfosse (b) et Karl Jannuska (d).

Troisième album en leader du plus français des trombonistes bulgares après Staro Vrémé en 2001 et Essence de rose en 2004, Viara est le premier opus de ce quintet « Horizons » créé en 2006 avec Émile Parisien (saxophone soprano), Manu Codjia (guitare), Marc Buronfosse (contrebasse) et Karl Jannuska (batterie), cinq compères suffisamment connus du public français pour qu’il ne soit plus nécessaire de les présenter. En composant ses beaux thèmes, Kornazov a manifestement gardé à l’esprit sa Bulgarie natale. Les mélodies un peu tristes (« Na mama ») côtoient des airs plus sombres (« Testament »), le plus souvent sur des tempos lents (« Pessen »). Mais le tromboniste ne tombe pas dans la facilité : quelques touches orientales assaisonnent les chorus (« Souvenirs des Balkans »), les contrepoints mettent bien les airs en relief (« Véronique »), et ça swingue (« Sianie »)… Kornazov répartit les rôles comme dans une pièce de théâtre, lui-même jouant le rôle d’un Monsieur Loyal empreint à la fois de majesté et de swing ; É. Parisien – formidable saxophoniste soprano - est le trublion chargé d’injecter une dose de folie dans le spectacle ; M. Codjia se charge des ambiances tantôt « rockisantes » tantôt mélodieuses, voire mystérieuses (« Lune ») ; M. Buronfosse maintient tout le monde dans le sillon et Jannuska, égal à lui-même, à savoir musical et attentif, assure la pulsion, sinon l’impulsion du groupe. Viara, c’est l’espoir et la foi en bulgare. Un titre explicite pour un disque qui s’écoute comme se feuillette un album de famille : lentement, plage par plage, en retrouvant dans le passé la preuve qu’il y a toujours de l’espoir…

  1. « Véronique » (7:21).
  2. « Testament » (7:53).
  3. « Sianie (Radiance) » (7:26).
  4. « Oblatsi (Clouds) » (5:22).
  5. « Viara (Hope) » (6:21).
  6. « Na mama (To my mother) » (6:55).
  7. « Lune (Moon) » (5:44).
  8. « Souvenir des Balkans » (8:30).
  9. « Pessen (Song) » (2:38).

Toutes les compositions sont de Georgi Kornazov sauf indication contraire.


Comme toujours, le graphisme est assuré par Gabmer : chaque illustration est une œuvre originale. Leurs pochettes ont beau être très différentes, les disques BMC restent immédiatement reconnaissables - Bachman a su donner une véritable image à ce label. Les livrets sont complets et agrémentés de photos des musiciens. La pochette cartonnée en trois volets est présentée dans une enveloppe en plastique, détail qui a son importance : ces « collectors » ne s’abîmeront pas…

par Bob Hatteau // Publié le 26 janvier 2009

[1et dont de nombreux disques ont été chroniqués depuis dans ces colonnes.