Chronique

Dominique Pifarély

Tracé provisoire

Dominique Pifarély (vln), Antonin Rayon (p), Bruno Chevillon (b), François Merville (perc).

Label / Distribution : ECM

Dans une récente interview accordée au magazine Le Temps, Manfred Eicher – patron du label ECM – rappelait que la production d’un disque ne consiste pas seulement à « traduire » l’expérience d’un concert en studio et qu’à chaque fois, c’est comme une nouvelle vie qui commence. Un sacré enjeu pour ceux qui en passent par là… ECM, ses premières secondes de silence, son travail si pointilleux sur le son, ses pochettes dont l’esthétique confine parfois à l’aridité, pour ne pas dire l’ascétisme. Le label munichois, auréolé d’un prestige qui tient entre autres à quelques références désormais historiques et à l’exigence de celui qui veille jalousement sur sa destinée, poursuit sa collaboration avec Dominique Pifarély, après un magnétique Time Before And Time After en solo l’année dernière.
Tracé provisoire est un titre qui pourrait résumer le parcours du violoniste-compositeur pour qui la musique fait toujours sens – c’est sa dimension intellectuelle assumée – doublé d’un interprète épris de liberté et d’improvisation. Ce nouveau disque est-il, comme le suggère Eicher, un nécessaire recommencement pour celui qui, il n’y a pas si longtemps, avait suscité l’enchantement avec sa géographie très luxuriante illustrée par l’ensemble Dédales ?
Souvenons-nous : c’est en 2014 que Dominique Pifarély avait asséné un Time Geography de toute beauté. Tracé provisoire est assurément une nouvelle étape collective, féconde mais aux couleurs plus diaphanes, sur son chemin vertueux. Il est, comme ses prédécesseurs, la concrétisation d’une synergie entre précision de l’écriture et une prise de risque sans laquelle le jazz ne serait pas.

Allez savoir pourquoi on pressent la qualité des instants qui nous attendent avant même d’avoir écouté une seule note de ce disque en quartet ? Une question de confiance, sans nul doute, et l’assurance aussi de tenir entre les mains une œuvre tout aussi prenante que la précédente, imaginée par celui qui retrouve pour l’occasion deux musiciens fréquentés de longue date. Ces derniers, Bruno Chevillon et François Merville, ont fait partie aux côtés de Dominique Pifarély d’une autre aventure ECM : celle de Louis Sclavis, commencée dans les années 90 avec Chamber Music (1992) et surtout Acoustic Quartet (1994) auquel on ne peut s’empêcher de penser [1]. C’est dire que le violoniste est loin d’être en terre inconnue sur ce label [2] et que l’ombre tutélaire du clarinettiste – dont on sait l’exigence, combinée à un sens aigu de la liberté et du besoin de ne jamais se répéter – plane avec bienveillance sur cette musique à la fois lyrique et intime. Pour enrichir le trio, le pianiste Antonin Rayon (Coronado, Sylvaine Hélary, Golem, Benzine, …) vient agglomérer son imaginaire à celui des trois autres. Une équipe à la volonté défricheuse affirmée, un autre quartet acoustique, plus de vingt ans après.

Il faut souligner la qualité de la captation du quartet, dont l’enregistrement a été réalisé au studio La Buissonne : la prise de son, claire et spacieuse, est de celles qui font croire que les musiciens se tiennent là, juste devant vous, au plus près. On peut alors espérer le meilleur…
La paire Chevillon-Merville allie souplesse, nervosité, besoin constant d’évasion et d’exploration des timbres, jusqu’au silence s’il le faut. Antonin Rayon, tout aussi impliqué dans le modelage de la matière rythmique, s’avère une sorte de feu follet, s’échappant lui aussi à la moindre occasion, avec ou sans les autres, vers des chemins sinueux sur lesquels on l’accompagne avec curiosité (« Le regard de Lenz »). Énergique et imprévisible pianiste.

On se souvient alors de ce que Dominique Pifarély disait au sujet de son propre travail de création : « La musique, comme lieu d’exploration de notre rapport au monde, n’a de labyrinthique, éventuellement, que le chemin personnel qu’on y trace. Mais le labyrinthe, de prison est aussi devenu un jeu, et chercher son chemin un impératif… » Le violoniste, quant à lui, fait une fois encore la démonstration de ses talents conjugués : un jeu vif et brillant, d’une grande élégance jusqu’au son le plus ténu, Pifarély est l’artisan d’une conversation fiévreuse, capable aussi d’instaurer une tension à laquelle on n’échappe pas facilement (comme sur la première partie de « Vague », par exemple). Sous son impulsion, la musique du quartet semble jaillir, tour à tour bondissante et contemplative, détachée des scories du temps présent et éprise de liberté (« Tout a déjà commencé »).

Tracé provisoire, vraiment ? Bien sûr, ces mots évoquent l’idée d’une remise en question à tout instant, cette instabilité vertueuse qui est la source de toute création. On accordera aussi à Dominique Pifarély le droit à une nécessaire humilité face à la tâche singulière et ambitieuse que représente l’élaboration d’une œuvre musicale. On ne pourra toutefois pas s’empêcher de penser que ce disque, loin de ce que pourrait suggérer son titre, possède toutes les qualités d’une construction durable.

par Denis Desassis // Publié le 3 juillet 2016

[1Pour ce qui concerne ECM et Louis Sclavis, Dominique Pifarély sera partie prenante de deux autres aventures : Les violences de Rameau en 1998 et Dans la nuit en 2002.

[2En 1998, Dominique Pifarély avait par ailleurs enregistré Poros chez ECM en duo avec François Couturier. Plus récemment, en 2007, on le retrouvait aux côtés du pianiste Stefano Battaglia sur l’album Re:Pasolini.