Chronique

Edouard Ferlet

Think Bach

Edouard Ferlet (p)

Label / Distribution : Melisse

Depuis près de 60 ans, la relation des jazzmen à Jean-Sébastien Bach équivaut à celle de touristes face à une église du XVIIIe restaurée de frais : un passage obligé où l’on piétine sans trop savoir ce qu’on y fait. De Jacques Loussier à Raphaël Imbert, courageux sont les musiciens qui ont su visiter le principal monument de Leipzig pour en ramener autre chose que des cartes postales. A cette liste parcimonieuse, il faut désormais ajouter Edouard Ferlet qui, seul au piano, livre avec Think Bach un circuit fait de renouveau et de recueillement.

Plutôt que de s’esbaudir devant la hauteur du vue du Cantor, son chœur et sa nef prestigieuse, Ferlet préfère la distance, les sentiers escarpés, l’ombre des piliers. A l’écoute de « Lisière », qui modèle le Prélude en do mineur pour luth comme on modèlerait de la terre cuite, on sent qu’il recherche les chemins de traverse et les courts-circuits, les moments de méditation et les errances créatrices dans la forêt des contrepoints. On retrouvera également ce sentiment de divagation rêveuse dans « Lapsus », où le Prélude en ré mineur du Clavier bien tempéré s’extirpe, quelque peu chiffonné, du familier martèlement de basses, constitutif de l’identité de Ferlet.

Le pianiste baguenaude en liberté dans la partition de Bach, déconstruit le rythme ou effiloche la phrase musicale, quand il ne la renverse pas, sans jamais perdre la fluidité de son matériau. Il ne s’agit pas d’adopter la posture de l’iconoclaste fanfaron ni celle de l’amoureux transi respectant scrupuleusement le texte sacré et l’ordre des BVW ; Ferlet se sert du patrimoine laissé par Bach pour tracer son propre chemin, jalonné de loin en loin par ces harmonies fondatrices qui sortent tout droit de la ouate des souvenirs. Parfois, il relit les partitions en miroir, comme pour mieux transcender un discours qui se situe plus dans la quête de sens que dans l’opposition (« A la suite de Jean »).

Par tous les temps révélait un grand soliste, Think Bach l’adoube. Depuis des années, Edouard Ferlet se consacre principalement (outre la production) au trio de Jean-Philippe Viret, où son toucher incomparable introduit un propos cinématique à force de de clair-obscurs. On retrouve ici ces atmosphères qui installent une narration (« Souffle magnétique » et surtout « Que ma tristesse demeure », certainement le morceau le plus intéressant de l’album). Une tension sous-jacente semble sourdre de la grâce de « Jésus que ma joie demeure ». Il réveille avec beaucoup d’élégance une musique trop souvent laissée aux patinoires et aux standards téléphoniques. Le pianiste Arden Day, grand styliste lui aussi, a raison de dire dans ses remarquables notes de pochettes que « Ferlet préfère jouer avec Bach plutôt que de jouer du Bach ». C’est cette démarche très originale qui nous incite à réserver à ce « clavier bien tempéré » un accueil des plus chaleureux.