Chronique

Festen

Inside Stanley Kubrick

Damien Fleau (ts), Jean Kapsa (p), Oliver Degabriele (elb), Maxime Fleau (dms).

Label / Distribution : Laborie Jazz

Et si la musique de Festen était avant tout celle d’un commando ? En d’autres termes, l’expression d’une formation compacte délivrant un idiome puissant et pour qui l’essentiel en musique – celle-ci étant d’abord guidée par l’instinct – consiste à libérer une énergie collective à l’état brut. En proposant Inside Stanley Kubrick, dont les dix titres mêlent des compositions tirées des bandes originales des films du cinéaste et d’autres, originales celles-là, inspirées par son œuvre, Festen semble vouloir aller au bout d’une démarche élaborée depuis une petite dizaine d’années. On savait le poids des images dans l’univers du groupe – au point qu’on évoquait souvent l’idée d’une musique cinématographique pour le qualifier, d’autant plus que le groupe tire son nom du film homonyme de Thomas Vinterberg – et on avait observé une évolution le conduisant à épurer son propos au fil du temps. En 2018, tout semble en place pour l’accomplissement de Festen et le sixième album du groupe [1], qui voit le jour sur le label Laborie Jazz, a des allures de manifeste. Surtout, il est la promesse d’un état d’incandescence le jour où ce répertoire sera porté sur scène.

Tout cela, Damien Fleau le confirme dans un récent entretien que le saxophoniste aux pieds nus a bien voulu nous accorder : « Ce disque est une nouvelle étape pour nous car il me semble que nous sommes arrivés à ce que nous cherchions depuis longtemps, à savoir ce son et cette densité. Bizarrement, on a réussi en revenant à ce qui nous caractérise, le jazz ! C’est surprenant, mais c’est là où réside la différence avec nos albums précédents. Nous avions décidé de rejeter ce terme et de nous affranchir de son histoire, mais c’était une grosse erreur, car nous sommes un groupe de jazz et le revendiquons. Nous sommes l’évolution de cette musique et nous nous battrons pour nous faire reconnaître en tant que tels. Le jazz, ce n’est finalement pas un style, c’est un état d’esprit, comme ça l’a toujours été, à cette différence qu’on n’a pratiquement jamais pu le faire évoluer, en restant bloqués sur tous ces génies que sont Miles, Coltrane, Monk, … Eux jouaient avec leur temps, alors que nous, nous n’avons fait que copier grossièrement ce qui a été fait. Cette musique survit parce que les musiciens qui la jouent ont un talent fou, mais c’est tout. Personne n’a vraiment compris. On va voir le talent des musiciens plus que la musique en elle-même. Je dis ça sans prétention, c’est juste un constat. Il faut que cette musique redevienne ce qu’elle a toujours été : une musique révolutionnaire, instinctive et surtout pas cérébrale ! Un mouvement de liberté et de création. Elle doit vivre avec son temps. »

Voilà qui est dit et… clamé haut et fort dans un disque dont le jazz – acceptons-en la définition donnée par Festen – a la concision du rock, mais tourmenté par la démesure de Kubrick, avec ses compositions courtes et ses interventions solistes réduites au strict nécessaire. Voilà un collectif qui s’exprime avant tout en tant que tel. Il peut s’appuyer sur une rythmique d’autant plus étourdissante qu’Olivier Degabriele semble avoir troqué définitivement sa contrebasse contre une basse électrique pour mieux se frotter au drumming obstiné de son complice Maxime Fleau. Ces deux-là possèdent une force de propulsion qui laisse le champ libre aux lyrismes respectifs de Jean Kapsa (piano) et Damien Fleau, ce dernier jouant exclusivement du saxophone ténor. Envolées aériennes et martèlements hallucinés pour le premier, gros son droit et musculeux pour le second. L’heure n’est pas au calcul pour ces quatre garçons dans le jazz qui passent en revue avec un réel aplomb toute la filmographie de Stanley Kubrick depuis Spartacus en 1960 jusqu’à l’ultime Eyes Wide Shut en 1999, et y ajoutent Fear And Desire, son premier long métrage en 1953. On identifie sans peine les dix thèmes revisités, mais ce qui frappe surtout, c’est l’unité de l’ensemble et sa quête du mystère. Dix ans plus tard, Festen s’est vraiment trouvé, avec une empreinte musicale identifiable d’emblée. Le groupe transcende tout ce qui traverse son inspiration et ne se refuse rien, pas même la tentation du grandiose.

« Le jazz, c’est finalement la musique la plus cool de la terre, la plus punk, la plus libre, celle où on peut tout se permettre », rappelait Damien Fleau. Bien dit !