Entretien

Hans Lüdemann

Un pianiste très européen

Il existe des musiciens dont le nom évoque tout de suite un son, une manière de voir et de concevoir. Même s’il a tardé à passer le Rhin, Hans Lüdemann est de ceux-ci. Passionné par l’Afrique sans chercher l’exotisme, expérimentateur des sons électroniques au point d’avoir instillé les quarts de ton sur un piano virtuel, l’Allemand qui fut élève de Joachim Kühn était jusqu’ici connu avant tout pour sa recherche insatiable autour du trio. Mais récemment, aux côtés de Sébastien Boisseau, il est passé à l’octet avec un orchestre franco-allemand, le TransEuropeExpress qui réunit des improvisateurs époustouflants pour un premier album sorti chez BMC. Rencontre avec un musicien cultivé pour qui l’idée européenne ne se résume pas à un agrégat économique sans pilote.

Hans, pouvez-vous vous présenter ?

Je suis un pianiste de jazz, improvisateur et compositeur allemand, qui travaille principalement avec ses propres groupes ou en solo. Je me considère comme un « inventeur de musique » qui aime explorer de nouveaux territoires musicaux et traverser les frontières. Le Trio Ivoire avec le joueur de balafon Aly Keita, originaire de Côte-d’Ivoire, est une collaboration longue de presque 20 ans ! Il y a aussi ROOMS avec le bassiste Sébastien Boisseau et le batteur Dejan Terzic. Ce trio sert également de base à mon nouveau projet, l’octet TransEuropeExpress, qui réunit des esprits créatifs de la scène française et allemande.

Mon objectif principal a toujours été de réaliser et développer ma propre musique, mais j’ai également collaboré avec de grands artistes comme Muhal Richard Abrams, Paul Bley, Toumani Diabaté, Marc Ducret, Mark Feldman, Albert Mangelsdorff, Angelika Niescier et Heinz Sauer. J’ai eu la chance d’être invité à rejoindre le groupe d’Eberhard Weber et de Jan Garbarek en 1986 à l’âge de 24 ans, lors d’une grande tournée en Asie qui m’a immergé dans le jazz professionnel et international. En tant que compositeur, j’ai écrit pour un large éventail de pièces allant du solo, de la musique de chambre et des chansons à des œuvres pour orchestre et big-band, y compris un livre de pièces de concert pour piano, Rhythmic Etudes. En plus du piano, j’ai joué du clavicorde et je travaille également avec des échantillons de piano électroniques pour étendre le son de l’instrument.

Hans Ludemann © Michel Laborde

Vous avez été l’élève de Joachim Kühn à Hambourg. Puis au Banff canadien avec Dave Holland. Quel a été leur influence sur vous ?

C’était incroyable de faire la connaissance de Joachim Kühn en tant que jeune lycéen. Son énergie musicale et créatrice est difficile à égaler et constitue un excellent exemple de ce qu’il faut apprendre - mais aussi de l’importance de la liberté, musicale et personnelle. Nous sommes toujours en contact et j’ai également fait quelques concerts à ses côtés, notamment en 2013 au Jazzfest de Berlin. Dave Holland quant à lui est une personnalité très différente. Il travaillait très méticuleusement avec nous comme ses étudiants, basé sur toutes sortes de répertoires : des standards, la musique de son propre groupe à cette époque (incluant le jeune Steve Coleman), la notation graphique, le jeu libre… et nos propres pièces.

Plus globalement, y-a-t-il une école du jazz allemand ? Avez-vous été tenté de vous installer en Amérique du Nord ?

Ma prédilection va aux maîtres de « l’école de Francfort » - Albert Mangelsdorff, Heinz Sauer, Günter Lenz, Ralf Hübner, Christof Lauer -, mais aussi Manfred Schoof à Cologne dans les années 80 et 90. Ils ont développé une approche spéciale de l’improvisation qui accorde beaucoup d’attention à la matière musicale et à l’atmosphère plutôt que de simplement jouer dans les grilles. Pour moi, cela fait toujours vraiment sens. Ces musiciens ont également écouté et étudié le jazz américain de leur temps et établi des liens personnels avec des musiciens tels que Lee Konitz, George Adams et Archie Shepp afin de développer leur propre langue tout en étant conscient de la tradition jazz et de ce qui se passait ailleurs dans le monde.

Il y a sans doute une école de jazz allemande plus contemporaine, mais je ne suis pas sûr de pouvoir la décrire. Si tel est le cas, les différences sont notables : nombreux me semblent restés confinés à une compréhension plus conventionnelle du jazz dans le cadre de l’harmonie traditionnelle. Certaines scènes de Berlin et de Paris auxquelles je suis connecté, sont plus aventureuses, tout en conservant un pied dans la tradition. Mais ceci est devenu global, cela ne s’applique probablement pas uniquement à la scène jazz allemande.

J’ai été tenté de rester aux États-Unis à différents moments de ma vie, plus récemment en 2016, lorsque j’ai passé un an en tant que professeur invité au Swarthmore College, près de Philadelphie. Au total, j’ai passé presque quatre ans de ma vie en Amérique du Nord, de Los Angeles en 1978 à Banff en 1985/86 en passant par Philadelphie en 2009 puis 2016, ainsi que des tournées de concerts entre les deux.. Je ne suis pas certain que ce soit important sur le plan musical de s’installer là-bas, car le niveau des deux côtés de l’Atlantique n’est plus très différent. Étudier aux États-Unis peut en revanche constituer une expérience précieuse ; y enseigner également… Et la scène new-yorkaise reste la plus grande et la plus concentrée au monde.

Nous pouvons toujours inventer, parce que fondamentalement, les possibilités du jazz sont infinies.

Il y a quelques années, vous avez publié un coffret très complet de disques qui explorait le trio dans toutes ses formes. Peut-on encore inventer de nouveaux rapports de force dans cette forme si classique ? L’évocation de Bach dans le titre était-elle plus qu’un clin d’œil ?

Je pense que nous pouvons toujours inventer, parce que fondamentalement, les possibilités du jazz sont infinies. Le trio est très adapté pour faire ressortir la personnalité de chacun, ce qui confère quelque chose de très personnel en termes de son, d’interaction et de sensations. Dans die kunst des trios 1 - 5, j’ai commencé à explorer cela, et j’ai continué la série depuis. J’utilisais le titre « die kunst des trios » parce que je voulais une référence allemande qui puisse être compris par des non-allemands. Plus tard, mon label hongrois BMC a voulu le conserver pour la sortie. Ils l’appréciaient. Bien sûr, il s’agit plutôt d’un projet expérimental et non d’un travail strict sur le modèle des Kunst der Fuge de Bach. Mais il est toujours utile d’avoir les grands maîtres en tête et de les garder comme guides.

Hans Ludemann © Michel Laborde

Vous êtes connu pour votre « piano virtuel », un clavier qui traite le son et permet d’étendre les possibilités du piano, notamment aux quarts de ton. Qu’est-ce qui a engendré cette envie ?

Les débuts ont été accidentels. J’avais besoin d’un son de piano acoustique pour une tournée solo en Afrique de l’Ouest, car il n’était pas toujours possible d’avoir un bon instrument acoustique. C’était en 1999, quand les pianos numériques n’étaient pas encore aussi avancés qu’aujourd’hui. J’ai donc décidé d’utiliser un échantillonneur AKAI avec des échantillons de pianos Steinway. C’était fascinant de pouvoir créer et utiliser différents accords, mais avec un son de piano assez naturel. Les premières expériences ont consisté à accorder le piano à la Kora africaine ou à désaccorder des notes individuelles.

Au cours des 10 dernières années, à commencer par mon album solo Between the Keys, j’ai travaillé plus systématiquement le dispositif. Aujourd’hui, je suis en mesure d’utiliser un piano complet en quart de ton, dont une partie s’inscrit dans mes œuvres. Un nouveau projet collaboratif, le quatuor mikroPULS avec Gebhard Ullmann, Oliver Potratz et Eric Schaefer, est spécialement dédié à la musique microtonale. Notre premier album est en préparation et sortira en 2019.

Je pense que si vous voulez créer une musique originale et innovante, il est nécessaire de modifier les paramètres musicaux, vous devez trouver d’autres moyens d’utiliser le rythme, l’harmonie et la mélodie. Les éléments microtonaux défient la manière d’entendre et de concevoir la mélodie et l’harmonie. Ils peuvent être utilisés de différentes manières - vous pouvez également les considérer comme des « notes bleues » qui augmentent l’expressivité. C’est difficile à faire, mais cela peut être gratifiant et aider à ouvrir les cœurs, les esprits et les oreilles. Il convient d’explorer ce qui se cache entre les notes.

Est-ce votre amour des traditions africaines, célébrées notamment dans votre trio Ivoire, qui vous a donné envie d’explorer d’autres approches du piano ? D’autres timbres aussi, notamment avec les claviers à percussion ?

Pour moi, il est absolument fascinant de voir comment mes partenaires musicaux africains ont une perspective complètement différente du rythme, de l’ouïe et du sentiment et une approche différente de la musique en général. Ils peuvent créer différentes perspectives sur le même matériel mélodique ou rythmique. Par ailleurs, il y a une certaine énergie dans cette musique que j’aime et qui peut vous permettre de jouer pendant des heures et recharger les énergies constamment pendant le jeu. J’utilise parfois des sons de piano préparés pour me rapprocher du son du balafon et de la kora, mais le plus intéressant est d’intégrer ces éléments musicaux dans ma propre musique ou de confronter les différents points de vue.

Si ce genre d’échange ne se produit même pas entre deux pays, comment est-il censé fonctionner au niveau européen ?

On en vient à votre orchestre franco-allemand avec le Trans Europe Express (TEE) qui regroupe 8 musiciens de chaque côté du Rhin (et un Finlandais installé en Suisse…).
Comment est née cette idée ?

L’initiative est venue de l’Institut Goethe à Paris, son directeur Joachim Umlauf et sa programmatrice culturelle Katharina Scriba. Il y avait un budget spécial pour célébrer le 50e anniversaire du traité franco-allemand en 2013, qu’ils ont décidé d’utiliser pour la création d’un projet de jazz. J’en suis devenu directeur artistique, mais j’ai d’abord eu beaucoup de mal à envisager un projet « officiel » et à y donner un sens musical. J’étais aussi très sceptique face à un projet binational, alors que notre réalité est une identité européenne plus large. Les projets musicaux doivent d’abord avoir une identité musicale.

On sait que former un groupe de grands joueurs ne conduit pas automatiquement à un résultat musical convaincant et que les commandes officielles ne conduisent pas nécessairement à des projets très intenses ou innovants. Mais ce fut une formidable opportunité de pouvoir constituer un groupe choisi parmi deux des grandes scènes nationales du jazz européen.

J’ai décidé de l’envisager comme mon propre groupe où je choisirais mes artistes favoris. Ceux qui, selon moi, auraient une compréhension musicale et une approche proches des miennes ou pourraient les compléter. Mon objectif était de rassembler des individus qui aient suffisamment de diversité et de potentiel créatif pour former un ensemble passionnant, mais qui, personnellement et stylistiquement, seraient également capables de réaliser l’unité. Chaque musicien a été choisi avec beaucoup de soin en tenant compte des nationalités, mais aussi des générations. À travers mes compositions et arrangements, j’ai donné un cadre musical et une direction qui ont été augmentés grâce aux contributions d’autres compositeurs de l’ensemble.

Il s’est avéré que les choix étaient bons et que les résultats dépassaient de loin toutes les attentes. J’ai été époustouflé par chacun au début, et je le suis toujours, à chaque concert. A travers ce projet, j’ai réalisé à quel point la coopération entre la France et l’Allemagne avait été limitée jusqu’à présent et à quel point il est gratifiant et important de travailler à son développement. Si ce genre d’échange ne se produit même pas entre deux pays, comment est-il censé fonctionner au niveau européen ?

Hans Lüdemann

Dans l’orchestre, on retrouve Sébastien Boisseau, qui a lui aussi une expérience du grand orchestre et que vous côtoyez dans le trio ROOMS. Est-il l’homme de base de TEE ?

Oui, vraiment. Le trio avec lui, Dejan Terzic et moi-même existe depuis quelques années déjà, ce qui en faisait une base idéale pour l’octet. Nous entretenons une relation personnelle et musicale très forte et cette année, nous sommes tous deux devenus dirigeants de la toute nouvelle association de l’ensemble. Sébastien a également contribué à la composition de notre album Polyjazz.

Dans le Line-Up, vous avez choisi de très fortes personnalités comme Alexandra Grimal ou Silke Eberhard. Est-ce un gage de liberté ?

C’est formidable d’avoir des joueurs créatifs qui apportent leur propre esthétique. Cela suppose de la place pour que chacun puisse faire ressortir ces qualités individuelles. Et cela signifie qu’un certain type de liberté doit être un aspect du projet. Pour moi, aujourd’hui, les éléments du Free sont devenus une composante essentielle du langage du jazz et de la musique improvisée. Cela n’a pas beaucoup de sens de jouer comme dans les années 60 aujourd’hui, mais cela enrichit la musique si elle a un horizon compréhensif et ouvert dans cette direction. L’idée que des éléments spontanés sont possibles à tout moment aide à garder la musique ouverte, excitante et toujours sur la ligne de crête. Cela a fait consensus dans l’orchestre.

Vous avez voulu concilier les jazz français et allemand. Y-a-t-il tant de différences ?

J’ignore si les différences musicales sont si grandes, mais il existe certainement des attitudes et des contextes différents. C’est historique : la France a toujours compté beaucoup de musiciens américains sur son sol. Ils y font des tournées et y vivent, beaucoup plus qu’en Allemagne. Le jazz des années 50 et 60 avait une visibilité beaucoup plus marquée et une influence générale sur la société en France par rapport à l’Allemagne, où il est resté longtemps plus « underground » et marginal. Avant cela, le jazz manouche et le swing étaient également plus présents en France qu’en Allemagne. En Allemagne, le troisième Reich a engendré un trou noir dans l’histoire du jazz, une perturbation qui nous empêche de nous rapprocher des styles plus anciens. La même chose est vraie pour notre musique populaire et folklorique.

Pour le jazz français, il semble plus facile de jouer avec les styles historiques, même d’un point de vue contemporain, plus aisé de relier la musique populaire, la chanson et le folklore. De plus, les scènes de jazz dans les deux pays sont structurées de manière très différente et présentent des avantages et des inconvénients. Travailler ensemble signifie rencontrer de nombreux obstacles à différents niveaux, mais aussi ouvrir les yeux et développer une bien meilleure compréhension les uns des autres. Cela peut donner de nouvelles impulsions et ouvrir des perceptions différentes.

Vous avez adhéré avec le TEE au projet d’alliance européenne de la fédération Grands Formast. S’unir entre orchestres européens est-elle une nécessité ?

Je pense que Grands Formats est une excellente initiative. Pour moi, il n’y a pas d’alternative pour développer l’idée européenne. Dans le jazz, nous devons également penser et créer des structures au niveau européen. J’espère qu’il y aura beaucoup plus de choses à ce niveau à l’avenir. Ce qui est sûr, c’est que les Grands Formats vont dans cette direction.

Hans Ludemann © Michel Laborde

Vous avez toujours été fidèle au label Budapest Music Center. Est-ce par proximité avec une certaine histoire de la musique savante ?

Je travaille avec BMC en tant que maison de disques principale depuis 2010. Avant, c’était avec ENJA, ou sur mon propre label RISM, entre autres… Le début de la coopération avec BMC a été très spontané : le producteur de label Tamász Bognár a assisté au concert du trio ROOMS au festival Jazzdor à Strasbourg en 2009 et nous a offert un contrat d’enregistrement juste après le concert. Nous n’avons pas hésité très longtemps à l’accepter !

Le label BMC fait côtoyer jazz et musique classique ou contemporaine. J’ai eu la chance de connaître le compositeur et chef d’orchestre Peter Eötvös, qui vient parfois voir nos concerts. Il y a aussi le compositeur légendaire György Kurtág et sa femme Marta Kurtág, une grande pianiste, qui vivent dans le bâtiment BMC depuis ces dernières années. Bartok et Ligeti font partie de mes inspirations de longue date et la fondation Eötvös de BMC travaille dans cette grande tradition. En dehors de cela, BMC est devenu un label véritablement européen, établissant un catalogue d’albums d’artistes de plus en plus importants du jazz européen. Avec l’ouverture du nouveau bâtiment BMC en 2013, les installations et les possibilités du label se sont incroyablement améliorées. Pour moi, il s’agit certainement de l’une des plus grandes institutions de jazz créatif en Europe, offrant une grande liberté artistique et un travail de très haute qualité.

Quels sont les projets de Hans Lüdemann ?

Toujours trop ! J’essaie de limiter, mais il y a toujours trop de nouvelles idées et trop de projets existants qui attendent d’être poursuivis. Cette année, je travaillerai en solo avec des tournées en Chine et aux États-Unis et il y aura plusieurs concerts avec le Trio Ivoire. En 2019/2020, TransEuropeExpress enregistre un nouvel album et prévoit de réaliser un projet de grande envergure. Le trio Rooms continuera à fonctionner comme base et également comme format modulable au sein et en dehors du grand format.

En outre, 2019/20 sera la saison du 20e anniversaire du Trio Ivoire avec la sortie d’un nouveau groupe comprenant les chanteuses Dobet Gnahoré et Simin Tander. Il y aura aussi die kunst des trios 6 - 10, avec cinq nouvelles formations internationales enregistrées entre 2014 et 2018. Il existe plusieurs enregistrements en solo - de mon nouveau programme de piano quart de ton Beyond The Tones, de mon concert Hommage au Köln Concert enregistré à l’opéra de Cologne, des Improvisations romaines enregistrées à la Villa Massimo et de mes Rhythmic Studies. Je ne suis pas sûr de savoir si, quand et comment ils peuvent être publiés. Il y a aussi des commandes pour de nouvelles compositions et le nouveau quatuor mikroPULS qui sortira son premier album en 2019.

par Franpi Barriaux // Publié le 11 novembre 2018
P.-S. :

TransEuropeExpress, concert complet au Budapest Music Center