Scènes

« Jazzèbre » 2010 (Perpignan)

26 septembre-17 octobre 2010 - Le « zèbre » où l’esprit du jazz…


26 septembre-17 octobre 2010 - Le « zèbre » où l’esprit du jazz…

Juliette avait tous ses esprits. Et, comme dans un film qui ne date pas d’aujourd’hui mais qui est intemporel et que l’on doit évidemment à Fellini, elle nous a révélé une part du nôtre qui était encore, jusque à ce soir-là, dans la pénombre. C’était le 5 octobre 2010, à l’auditorium du Conservatoire de Perpignan. C’était au beau milieu ou à peu près du festival Jazzèbre, vingt-deuxième du nom. Ce fut un concert que l’on peut, que l’on doit considérer sans doute comme emblématique de ce festival. Parce qu’en allant voir du « côté d’ailleurs », de la musique contemporaine ou des folksongs et de la musique baroque tout à la fois, on ne s’éloignait pas du jazz. On en était au contraire au cœur même. Et on savait le faire avec intelligence, créativité, imagination. C’est le plus passionnant dans ce festival qui ne joue pas les stars, ou si peu, mais qui, avec de grands musiciens, des inventeurs de toutes sortes, jeunes et moins jeunes, précisément invente, cherche sans cesse, trouve et cherche encore. Et nous fait sortir de nos habitudes, de nos préjugés, de nos références. N’est-ce pas cela que l’on appelle jazz ? Quand le zèbre de Jazzèbre s’élance on est certain d’au moins deux choses : il vise et trouve à chacun de ses bonds convivialité, humanité et au même instant, dans le même mouvement, ce à quoi on ne s’attendait pas. Ce qui est, redisons-le, l’essentiel du jazz.

Juliette donc, de son nom ce soir-là « de Banes Gardonne » et mezzo-soprano de son état, était entourée de ses « soupirants », Philippe Mouratoglou à la guitare et Jean-Marc Foltz à la clarinette qui allait quelques minutes plus tard accompagner Stéphan Oliva. Ces trois-là nous emmenèrent du côté de John Dowland, de Benjamin Britten et même de Pascal Dusapin. Bref, vers des terres inconnues, en tout cas peu propices, à ce que l’on croit généralement, à l’esprit du jazz. Pourtant l’esprit était bien présent ce soir-là car de l’ensemble émanaient les odeurs fauves de l’improvisation, de l’imaginaire sans limites sinon sans fin. Ce que la suite confirma indiscutablement avec Stéphan Oliva et ses détours vers les musiques du XXe siècle, vers des sonorités et des pensées musicales sans âge, pas même du XXIe, ni d’avant, ni d’après, ni sans doute de toujours, ce qui serait trop facile. Or, pas de facilité ici. Pas plus de « jamais » que de « nulle part ».

Archie Shepp © F. Bigotte

C’est ainsi qu’est le jazz : inattendu, toujours inattendu.
Et c’est cet esprit qui souffle lors de ce « Jazzèbre », lui qui amena jusqu’au pied des Pyrénées, à deux pas de l’Espagne, aux portes de Céret et Collioure, ces cités de l’art moderne qui s’est épanoui en même temps que le jazz, des musiciens qui ont prouvé qu’ils n’avaient peur de rien. Mais qui ne faisaient pas du neuf pour du neuf : cela conduit trop souvent à se perdre, voire à répéter sans s’en rendre compte ce qui se faisait il y a un quart de siècle, ce qui conduit irrémédiablement dans l’impasse. C’est cet esprit, donc, qui amena Das Kapital (Daniel Erdmann, Hasse Poulsen et Edward Perraud) de La Fabrica d’Ille-sur-Têt jusqu’à Elne, pas loin du cloître, en passant par le Lido de Prades, là-même où séjourne encore le fantôme vivant de Pablo Casals. C’est lui aussi qui amena sans doute les « Jazz a cantu » autour d’André Jaume au beau milieu des ruines d’un château. Et sans doute aussi ces « Quatre » autres, dans un autre château, à Salses, près de l’étang et de la mer : Joëlle Léandre et sa magnifique contrebasse comme celle de Bruno Chevillon, les saxes de Maguelone Vidal et la trompette de Jean-Louis Cappozzo.

Il y en eut bien plus, évidemment - Gueorgui Kornazov, André Minvielle et Lionel Suarez, ou Fabien Rimbaud et Samy Pageaux-Waro tout juste débarqué de sa Réunion pour Le voleur de Bagdad de Raoul Walsh… On ne saurait les citer tous, sous peine de donner dans le catalogue. Et « cataloguer », ça n’est décidément pas dans l’esprit du « zèbre », ni celui du jazz. Il n’est pas anormal en outre, d’avoir ses préférences. Par exemple, le même soir on ne pouvait comparer l’émotion que suscitèrent autour de Frank Cassenti et du texte qu’il lisait (« Jazz impro », signé Geoff Dyer, à propos de Monk), Ronnie Lynn Patterson et Jean-Jacques Avenel, d’une part, et d’autre part le « numéro » [1] de celui qui fut un fabuleux créateur, Archie Shepp, pour le nommer. On sentait, de « Blue Monk » à « Evidence » en passant par un sublime « Crepuscule » avec Nellie et la contrebasse d’Avenel - à vous tirer des larmes d’émotion -, la présence claire et sombre à la fois du vieux Thelonious… qui fut aussi un sacré zèbre, à sa manière inégalée. Un moment de don simple, comme à l’orée de la musique elle-même, là où, peut-être, elle prend sa source. Archie a été un zèbre. Et pas le dernier. Que l’on repense à Newport et à la new thing. Coltrane était tout près, à l’époque, et l’esprit du jazz bel et bien là. Mais le vieux lion aux dents émoussées a dévoré et digéré le zèbre. Et le vieux lion s’est endormi. Certes, il chante bien, Archie. Mais il fait irrésistiblement penser (toutes proportions gardées, si proportions il y a dans ce domaine) aux dernières années d’Armstrong. On ne peut s’empêcher de l’aimer, et en même temps, d’avoir des regrets.

J.-J. Avenel © F. Bigotte

Plus tard dans le festival, une belle rencontre, du moins pour l’auteur de ces lignes, qui ne put que s’enthousiasmer pour Benoît Delbecq puis, encore davantage, pour Vijay Iyer, ce drôle de zèbre venu d’on ne sait quelle planète. Tout ça en une seule soirée. Ça fait beaucoup d’émotion, de beauté et - encore et toujours - d’imagination. Toutes choses qui semblent inaccessibles et qui, instantanément, se multiplient tant et si bien qu’on a l’impression de ne plus savoir ni où l’on va, ni si ça va s’arrêter un jour ou un soir, ce soir ou un autre. Benoît Delbecq donc, avait préparé son piano, et Jean-Jacques Avenel [2] apporté sa contrebasse, toujours aussi somptueuse et émouvante. Emile Biayenda, lui, était venu du Congo avec sa batterie, ses percussions et même sa calebasse remplie d’eau fraîche, sans doute descendue du Canigou tout proche. Tous trois créent des paysages africains, des paysages de tous les pays, des danses à ne plus savoir que danser, ni sur un pied ni sur l’autre. Un monde bien à eux qu’on adopte sans hésitation. Vjay Iyer, lui, était déjà venu il y a deux ans ; sans doute prend-il goût aux terres catalanes, lui qui a déjà été couronné « musicien jazz de l’année » quelque part, dans un concours plus ou moins de circonstances, en ces Etats-Unis dont il est citoyen même si ses « racines » sont en Inde. En tout cas, c’est un… cas : un drôle de zèbre comme on n’en a encore jamais vu dans les savanes les plus exotiques, les plus étranges du jazz. [3] On reste stupéfait devant ce pianiste et son trio (le bassiste Stephan Crump et le batteur Marcus Gilmore), car ce qu’on entend, on a l’impression de ne jamais l’avoir entendu… tout en l’ayant déjà entendu - mais autrement. Comme si, en s’ancrant dans la tradition, dans des origines multiples et – apparemment - parfois contradictoires, il donnait en même temps à découvrir une musique neuve, inédite et stupéfiante. Sentiment réjouissant que de découvrir ce qu’on ne connaissait pas et qui sait vous emporter en une fraction de seconde ! C’est toujours au premier accord sur le clavier que l’on sait si l’on a affaire à un grand musicien ou non. Avec Vijay Iyer, on sent d’emblée l’un de ces « zèbres » qui n’ont pas de rayures, ou qui en ont trop, ou qui ont des rayures jaunes, rouges, vertes, de toutes les couleurs, en tout cas comme il ne s’en fait pas ailleurs. Même si parfois, on se dit que, le sachant, les trois musiciens « en jouent » un peu. Mais peut-être est-ce l’inconnu où l’on est entré d’un bond qui nous fait hésiter…

Vijay Iver @ H. Collon/Objectif Jazz

Dans un festival, il y a aussi des choses moins réussies. C’est le risque de toute programmation et de toute musique. On oubliera [4] le trio Mathieu Donarier (saxophone) - Manu Codjia (guitare et électronique) - Joe Quitzke (batterie), mais pas – c’était la veille de la dernière soirée - Rabih Abou-Khalil avec Ricardo Ribeiro et, après Minvielle déjà cité [5] ni ce moment de très belle musique, John Scofield avec Steve Swallow et Bill Stewart. Dans des climats divers, du folk au blues en passant par les standards ou les créations mondiales [6], ces trois musiciens ont donné le meilleur, le plus intelligent, le plus émouvant, le plus juste d’un jazz qui s’invente toujours et qui est toujours à inventer.

L’esprit du zèbre était donc là. Pendant ces trois semaines de jazz, Juliette nous avait fait bien souvent trouver et retrouver nos propres « esprits », ceux qui ne cessent de rôder et de nous accompagner, ceux que la musique apporte quand elle ne cherche ni l’artifice, ni la démonstration, ni à plaire et plaire seulement, mais qu’elle porte nos rêves et nos ambitions, nos souhaits et nos espoirs…

Voir aussi le reportage photo.

par Michel Arcens // Publié le 30 octobre 2010

[1Si bien rodé qu’il finit par se copier tout seul - un comble, auquel on assiste avec quelques regrets.

[2Qui n’en était qu’à sa deuxième prestation sur trois dans cette édition de Jazzèbre.

[3On saura tout savoir sur ce phénomène en consultant si ce n’est déjà fait l’excellente et très complète étude signée Laurent Poiget dans ces colonnes.

[4Enfin, chacun ses choix : j’en connais qui ont aimé et je ne m’en plaindrai pas ni ne leur reprocherai.

[5C’était deux jours avant le dernier pique-nique, tradition de ce festival sur la place de la République balayée par un vent frisquet.

[6Ça n’est pas pour nous vanter mais nous avons eu droit à Perpignan à la création de compositions de John Scofield !