Chronique

Jean-Jacques Leca

Yochk’o Seffer, « Free comme Jazz »

Pour une fois, on ne pourra pas dire qu’une biographie arrive trop tard, après la disparition d’un musicien dont on aurait aimé que le talent soit célébré de son vivant. Cette biographie de Yochk’o Seffer, signée Jean-Jacques Leca et publiée chez Edilivre [1] est la bienvenue en ce qu’elle propose une longue promenade aux côtés d’un saxophoniste toujours en activité, même si, comme le déplore André Francis dans un court texte introductif, il « vit en deçà de la notoriété qu’il mérite ».

Seffer, né en Hongrie en 1939 et réfugié en France en 1956, est un musicien volubile, toujours prêt à rappeler à qui veut l’entendre qu’il a pour père John Coltrane et Béla Bartók pour grand-père. Histoire de dire à quel point ses origines – donc son patrimoine personnel – sont intimement imbriquées dans cette science si particulière du jazz qu’il se construit depuis plus de cinquante ans. Un musicien doublé d’un plasticien dont l’activité et les multiples sources d’inspiration dessinent une véritable vision esthétique.

Jean-Jacques Leca connaît bien son affaire, lui qui a découvert l’univers de Yochk’o Seffer en 1976 après l’achat de Shekina, troisième album de Zao, dont le saxophoniste était l’initiateur avec le pianiste François Cahen ; deux musiciens en provenance de Magma qui trouvaient là l’occasion rêvée de donner suite à une expérience pour le moins hors du commun. Bien des années plus tard, après plusieurs rencontres initialement fondées sur la création d’un site Internet, l’idée d’une biographie émergera, pour aboutir aujourd’hui à ce livre dense dont la première qualité est d’avoir su conserver au maximum la spontanéité des interviews réalisées. Que Leca se rassure : même s’il confesse n’être ni écrivain ni musicien, son recueil mérite largement le détour, à la fois par sa sincérité et par la justice qu’il rend à un artiste attachant.

Yochk’o Seffer, « Free comme Jazz » déroule les étapes d’une vie féconde. C’est d’abord l’enfance en Hongrie, dans « une ville profondément moche », le chaos de la guerre, le sort terrible réservé aux Juifs, l’installation de l’Armée Rouge, puis l’apprentissage de la musique malgré un père qui voulait faire de lui un ingénieur, avant la révolution hongroise et l’expression d’un désir : partir pour la France. Un pays où il débarquera en 1956, du côté de Metz, puis chez son oncle à Forbach. Mais cette vie mosellane, sans musique, le jeune Yochk’o ne pourra la supporter longtemps. C’est alors le départ pour Paris, des heures difficiles, puis la rencontre avec un couple qui va lui venir en aide et lui témoigner une grande affection.

La suite ne sera qu’une longue série de rencontres amoureuses avec la musique, mais encore et toujours la peinture, et une succession de chocs, au premier rang desquels la découverte de John Coltrane. Seffer se frottera à l’école des big bands, sera de l’expérience Perception et son creuset free jazz, au sein duquel, aux côtés de Didier Levallet et Siegfried Kessler, il rencontrera notamment le batteur Jean-My Truong, futur comparse de Zao. Autre temps fort : l’aventure Magma et la démesure de Christian Vander qui aimera chez le saxophoniste « sa hargne et son envie de jouer ». Une collaboration finalement assez brève, bien qu’essentielle, qui débouchera sur ce qui demeure peut-être à ce jour, avec la Neffesh Music, la création la plus passionnante de son parcours : Zao, aux côtés de François Cahen (et de Jean-My Truong). L’existence intermittente du groupe, où figurera notamment Didier Lockwood, sera déterminante et inclura une résurgence du travail avec Cahen sous le nom d’Ethnic Duo [2] ; Cahen et Seffer ont su inventer là un univers mêlant les origines hongroises, l’énergie héritée de Magma et la liberté du jazz nourricier.

Difficile de citer ici tous les épisodes dont Seffer aura été l’acteur tant ils sont nombreux et singuliers à la fois. Et puis l’histoire n’est pas terminée… Malgré une tumeur des cordes vocales qui l’a contraint en 2009 à un repos forcé qu’il mettra à profit pour composer à l’intention de formations classiques, l’artiste est toujours sur la brèche. À travers l’écriture de pièces inspirées des trois animaux de la mythologie maya [3], il établit par exemple un lien avec les degrés de l’âme de la Kabbale, source de sa période Neffesh Music, comme dans un éternel recommencement. La biographie s’arrête précisément au moment où Condor, dernier volet d’un triptyque, est en voie de parution, et avec l’annonce de nouveaux projets à forte teneur en jazz.

À nous maintenant, après la lecture de cette biographie, de vivre pleinement la suite ! Yochk’o Seffer le mérite vraiment. Remercions Jean-Jacques Leca de nous avoir communiqué avec beaucoup d’humilité une passion constamment présente derrière chaque ligne de son livre.

par Denis Desassis // Publié le 29 mai 2012

[1Disponible en versions papier, PDF ou eBook.

[2Rappelons que François « Faton » Cahen est décédé au mois de juillet 2011, alors qu’il venait de mettre sur pied une nouvelle formation, Amalgama, dont le nom n’est pas sans rapport avec Magma.

[3Le puma, l’anaconda et le condor.