Chronique

Jean-René Mourot / Michael Alizon

Les couloirs du temps

Jean-René Mourot (p), Michael Alizon (ts, ss).

Label / Distribution : Momentanea

Il y a en Jean-René Mourot un alchimiste qui sommeille, c’est évident. Ce jeune pianiste d’une trentaine d’années, adepte de Claude Debussy tout autant que de Paul Bley, fait montre de ce talent pas si répandu consistant à sublimer la matière musicale qui file entre ses doigts et nourrit ses rêves les plus secrets. Ses récentes productions discographiques ont toutes été saluées ici-même : un premier album solo en 2013, puis un Tricycle en trio un an plus tard et, plus récemment, de lumineuses Chroniques de l’imaginaire enregistrées en duo improvisé avec le batteur Bruno Tocanne. Autant de formules réduites en nombre, comme on peut le constater, et au fil du temps l’affirmation d’une personnalité à la fois pudique et partageuse. Car tout ce qui a pu être déjà dit à son sujet – en particulier le fait que Mourot est de ces musiciens qui ne cherchent pas la confrontation mais ouvrent plutôt avec délicatesse la porte de leur monde intime pour inviter l’autre à y déposer ses couleurs – est confirmé une fois encore dans un duo formé avec Michael Alizon, un saxophoniste qui était déjà invité sur deux titres du Tricycle et que le pianiste connaît bien puisque tous deux travaillent régulièrement à Strasbourg [1].

Le titre de leur disque publié sur le label Momentanea est un vaste programme à lui tout seul : Les couloirs du temps. Mais de quel(s) temps s’agit-il donc ? Celui qu’il fait ? Celui qui passe ? Celui qui met la musique en mouvement et lui donne le tempo ? Celui, plus philosophique, qu’on peut rechercher ou retrouver en pensant l’avoir perdu, à la manière d’un Marcel Proust ? Certainement un subtil mélange de tous ceux-là. Notre camarade Michel Arcens résume très bien cette histoire dans les notes de pochette de l’album : « C’est une musique venue de loin qui nous est offerte, familière pourtant, elle qui est juste ce qu’elle est, une musique totale de rêves inouïs, une musique pour qui la vie est une suite d’espoir sans fins ».

D’un point de vue formel, Les couloirs du temps est un disque… intemporel ! Sa formule est on ne peut plus épurée : piano + saxophone, ténor ou soprano. Pas le moindre recours à un quelconque effet électronique ni même la tentation de solliciter à la main les cordes de son instrument pour Jean-René Mourot ; une sonorité ample, d’une droiture presque classique pour Michael Alizon. Cette musique se conjugue aisément à tous les temps, celui d’hier comme celui d’aujourd’hui (et probablement de demain). Les neuf compositions mêlent avec beaucoup de finesse écriture et improvisation ; le dialogue entre les deux protagonistes est d’une intensité qui ne se relâche pas un seul instant. On ne parlera pas de musique heureuse, parce la tonalité générale de ce disque est plutôt méditative (« Bille en tête », « En aparté »). Mais d’un temps à l’autre, elle se révèle majestueuse et élégante (« Le monde des ondes », magnifique ouverture du disque), elle parle au creux de l’oreille (« Temps confidentiel », « Entretant »), lance un appel vibrant (« Hors champ »), elle creuse un sillon profond, d’abord joyeux puis empreint de gravité (« Subrepticement » et son fougueux corps-à-corps entre le piano et le saxophone soprano). Parfois elle s’autorise un accès de nostalgie (« Photo d’enfance en noire et blanche » et sa délicate mélodie), quand elle ne se révèle pas désabusée, sous couvert d’un blues lancinant (« Le blues de l’écolo »).

Mais si le duo pratique volontiers l’introspection, on soulignera en revanche – bien au-delà de la virtuosité des musiciens qu’il est presque superflu de souligner, tout comme la richesse de leur imagination narrative – la fluidité du dialogue qui s’instaure entre le pianiste et le saxophoniste : leur complicité éclate au grand jour et donne l’illusion d’une conversation qui serait naturelle, presque sans effort, alors même qu’elle aura sans nul doute nécessité un certain… temps pour paraître aussi limpide et dense à la fois. On arpente avec la plus grande délectation Les couloirs du temps et on se dit qu’on a bien fait de leur accorder un peu du nôtre. Le constat est d’autant plus réjouissant que Jean-René Mourot et Michael Alizon sont parvenus à le suspendre durant près d’une heure.

par Denis Desassis // Publié le 10 avril 2016

[1Michael Alizon coordonne le Département Jazz et Musiques Improvisées du Conservatoire de Strasbourg.