Scènes

Kenny Barron, tel que vous l’imaginiez

Chroniques #NJP2016 – Chapitre 9.
Vendredi 14 octobre 2016, Théâtre de la Manufacture. Kenny Barron Trio.


Kenny Barron Trio © Jacky Joannès

Kenny Barron est venu jouer en trio devant une salle comble. C’est un moment d’une grande sérénité qu’a connu le Théâtre de la Manufacture et l’occasion pour nous d’un double hommage : à cet élégant pianiste entré de son vivant dans l’histoire du jazz d’une part ; à Michel Butor, récemment disparu, pour une chronique un peu différente, inspirée par son roman « La modification », d’autre part.

Kenny Barron © Jacky Joannès

Vous n’êtes pas forcément le mieux placé pour rendre compte d’un concert donné par une figure historique du jazz telle que Kenny Barron. Parce qu’il peut advenir qu’un musicien entre dans votre vie sans que vous l’ayez forcément choisi. Vous vous rappelez qu’un beau jour de 1992, vous écoutiez People Time, témoignage brûlant d’un duo engagé par le pianiste avec Stan Getz, peu de temps avant la mort de ce dernier en 1991 et qui à ce jour est certainement l’un des plus beaux albums de votre discothèque et, plus largement, de l’histoire du jazz. Une session au Club Montmartre de Copenhague, aujourd’hui disponible sous la forme d’un coffret de sept CD. Vous n’oubliez pas que ce disque est tombé dans l’oreille de votre propre fils, alors âgé de 7 ans et que ce dernier, bien des années plus tard, vous avait confié que CE disque était celui qui lui avait donné envie de devenir saxophoniste. Alors vous ne pourrez plus considérer les choses comme avant.

Kenny Barron fait partie de votre cheminement personnel et jamais ne vous viendra à l’idée de commenter un de ses concerts avec le souci d’en rendre compte comme vous le feriez pour d’autres. Le pianiste est venu se produire en trio dans le cadre de Nancy Jazz Pulsations au Théâtre de la Manufacture, dans une salle pleine comme un œuf, entouré de Kiyoshi Kitawaga à la contrebasse et de Jonathan Blake à la batterie. Ce que vous observez en arrivant par la porte arrière de ce lieu culturel niché à deux pas du Cours Léopold, cette porte qui donne directement accès au bar, est exactement ce que vous aviez imaginé en chemin. Les trois musiciens sont attablés et terminent leur repas en silence, au bau milieu de la petite foule de ceux seront bientôt leurs spectateurs. Comme des gens ordinaires. Le visage de certains vous est connu, d’autres pas. Ça aussi, vous le saviez déjà. Et lorsque vous vous êtes installé, pas trop loin de la scène, au deuxième rang si possible, parce que vous n’aimez rien tant que d’entendre certains détails sonores qui vous échapperaient du fond de la salle – le claquement d’une corde de la contrebasse, la baguette que le batteur pose et qui vient heurter le bord de la caisse claire – vous pensez au passé du pianiste et à ses collaborations prestigieuses : Stan Getz bien sûr, mais aussi Ornette Coleman, Chet Baker, Ron Carter, Freddie Hubbard, Yusef Lateef et tant d’autres. Toute une histoire…. C’est aussi celle-là que vous vous voudrez entendre pendant une heure et demie.

Ce qui va se jouer devant vous est en tout point conforme aux anticipations de votre imaginaire. Vous avez pris le soin d’écouter une ou deux fois The Book Of Intuition, le dernier disque de Kenny Barron en trio publié sur le mythique label Impulse, avec les deux musiciens qui sont là ce soir. Sa petite musique vous a bercé tranquillement et vous savez qu’il en ira de même pendant tout le concert. Vous ignoriez seulement la disposition des musiciens sur scène, même si votre partenaire photographe vous a au préalable fourni quelques indications. Kenny Barron à gauche, Kiyoshi Kitawaga au centre et Jonathan Blake à droite. Vous remarquez que les cymbales de ce dernier sont placées très bas, touchant presque fûts et caisses. L’élégance du pianiste, son affabilité, la douceur de sa présentation de chaque titre vous confortent dans l’idée que le musicien est un gentleman, et vous constatez à quel point il admire ses partenaires lorsqu’il les présente avec beaucoup de tendresse.

Vous êtres prêts pour un voyage tranquille, entre ballades et compositions au tempo plus rapide. Vous en compterez une dizaine, rappel inclus, en commençant par un standard, « I Hear A Rhapsody », suivi par des thèmes dont quelques-uns sont issus du dernier disque : « Magic Dance », « Bud Like » en hommage à Bud Powell, « Nightfall » composé par le grand Charlie Haden, « Cook’s Bay », souvenir d’un voyage en avion vers l’île de Moorea. Vous êtes captivés par « Calypso », parce qu’il sera l’occasion d’un solo de batterie durant lequel Jonathan Blake fera la démonstration d’une musicalité hors normes et d’une très grande fluidité. De temps en temps, vous jetez un coup d’œil au contrebassiste, dont le calme n’est qu’apparent, parce qu’il assume avec une grande fermeté sa position de colonne vertébrale du dispositif. Tournant votre regard vers la gauche, vous savourez tranquillement le jeu de Kenny Barron, dont les notes semblent couler entre ses doigts, à la façon d’une eau limpide que vous auriez recueillie au creux de la main.

Tout ce que vous venez d’écouter, tout ce dont vous vous êtes abreuvé, ne vous a pas surpris, vous avez en tête depuis plusieurs heures ce que vous ressentez maintenant et qui vous a inondé d’une douceur dont vous n’avez pas envie de sortir. Vous saviez qu’il en serait ainsi et c’est justement cela que vous étiez venu chercher en vous installant dans votre fauteuil rouge, derrière les photographes officiels, à côté de spectateurs qui, discrètement, ont rapporté chez eux, comme un vol discret, quelques souvenirs visuels désormais stockés sur leur téléphone portable. Vous pensez que, parfois, ne pas être surpris, ne pas vous faire bousculer par la musique, c’est agréable. Vous espérez revoir les musiciens en attendant une dizaine de minutes non loin du bar, peut-être avec l’idée d’échanger quelques propos avec eux. Vous ne serez même pas surpris de ne pas vivre un moment qui ne viendra pas. Vous resterez avec leur musique et pendant quelque temps encore, elle vivra en vous. Limpide et lumineuse. Vous avez même pensé que ces moments étaient un peu hors du temps.

Sur la platine : Book Of Intuition (Impulse – 2016)

Jonathan Blake © Jacky Joannès