Scènes

La petite fabrique de Madeleine & Salomon

Un duo de l’intime pour l’un des meilleurs concerts de la saison à Nancy.


Madeleine & Salomon © Jacky Joannès

Ils sont deux, amis à la ville et magiciens sur scène. L’équipe de Nancy Jazz Pulsations peut se féliciter d’avoir accueilli un duo vraiment pas comme les autres, qui célèbre la lutte des femmes et magnifie des chansons transformées en hymnes.

Nancy, jeudi 15 février 2018.
Au début, on est un peu désappointé à l’idée de voir Madeleine & Salomon (alias Clotilde Rullaud et Alexandre Saada) contraints de se replier vers la Fabrique, la petite salle jouxtant le Théâtre de la Manufacture, indisponible ce soir-là. Moins de places, une assise plutôt inconfortable pour les spectateurs, peut-être pas le meilleur écrin donc pour apprécier les subtilités du répertoire d’un duo dont le premier disque, A Woman’s Journey, a reçu en 2016 un accueil enthousiaste. Sauf que…

Mais avant d’en dire plus sur une soirée qui s’avérera enchanteresse, rappelons que la chanteuse flûtiste et son complice pianiste ont choisi de célébrer les voix de quelques grandes femmes qui se sont illustrées par leur génie vocal et/ou leur engagement politique : Nina Simone, Joan Baez, Billie Holiday, Janis Joplin, Minnie Riperton, Janis Ian, Elaine Brown, Joséphine Baker… A Woman’s Journey ressemble à s’y méprendre à un rêve éveillé, comme une déambulation au pays de la beauté. Avec ce disque en forme de coup parfait, Clotilde Rullaud et Alexandre Saada ont su déjouer les pièges d’un album de « reprises » pour accomplir un voyage intérieur et réussir par là-même à définir une soul music initiatique d’une grande élégance. Et que dire de la voix de Clotilde Rullaud ? Elle prend aux tripes, d’emblée, s’élevant des profondeurs d’une nuit mystérieuse sur « All The Pretty Horses » qui ouvre le disque comme le concert. La chanteuse habite chacune des compositions, elle est actrice tout autant que vocaliste, elle fait corps avec le piano d’Alexandre Saada [1] dans un acte d’amour d’une infinie pudeur. Surtout, elle sait exister aussi dans les silences que le duo ménage pour élever encore plus sa musique et parler en droite ligne du cœur.

Clotilde Rullaud © Jacky Joannès

On devine que la petite déception née du changement de salle sera très vite oubliée, tant Madeleine & Salomon ont réussi la performance de captiver le public dès les premières secondes. On se dit même que ce lieu de repli leur convient parfaitement. La prise de parole entre les chansons est superflue et volontairement réduite au strict minimum. Seuls quelques extraits de films ou animations graphiques projetés à l’arrière de la scène viennent illustrer les luttes menées par des femmes combattantes, en écho aux images que le répertoire du duo ne manque pas de susciter en chacun des spectateurs (celles, terribles, de « Strange Fruit » par exemple). Il en va donc du concert comme du disque, ce que nous avions déjà pu vérifier lors de l’édition 2017 du Marly Jazz Festival : A Woman’s Journey est bel et bien un voyage, dont le temps peut cette fois s’étirer tout au long de deux sets, accordant ainsi plus de place aux possibilités d’improvisation. On vérifie alors que Madeleine & Salomon est une entité ouverte et imaginative, loin du cadre trop formel d’une expression en forme de « chansons ». Autant le disque se présente comme un espace dont les limites naturelles sont celles de son format physique, autant le concert est propice aux échappées et à cette forme d’inconnu et d’incertitude qui est l’essence même du jazz.

Alexandre Saada © Jacky Joannès

Clotilde Rullaud et Alexandre Saada ont passé l’intégralité du disque en revue, le déployant avec une intensité qui a imposé le silence dans la salle. Un public chanceux qui aura droit à deux rappels : « Little Person » pour commencer, puis une version transfigurée de « La ballade de Sacco et Vanzetti », dont Joan Baez avait fait un succès planétaire.

Quelques minutes après ce beau concert, les deux musiciens ne cachent pas leur bonheur d’un moment de partage, qui aura passé trop vite, bien trop vite et dont le fil rouge est l’émotion.

par Denis Desassis // Publié le 25 mars 2018

[1Pianiste à la fois discret et d’une présence très attentive, dont on recommandera le disque We Free, une proposition libertaire faite à une trentaine de musiciens réunis quelques heures en studio pour une magnifique improvisation.