Portrait

Le label Rude Awakening

Coup de projecteur sur ce label montpelliérain dont chaque sortie signale une voix à part dans le paysage du jazz hexagonal.


Depuis 2003, le label Rude Awakening, né à Montpellier à l’initiative du clarinettiste Aurélien Besnard et fort d’un catalogue d’une vingtaine de disques, est devenu un acteur incontournable de la scène jazz et musique improvisée française.

JPEGDoté d’une véritable identité, le plus célèbre pommeau de douche (« Rude Awakening » signifie quelque chose comme "douche froide’) des labels indépendants hexagonaux travaille avec beaucoup de cohérence un son singulier, résultat d’une excommunication des étiquettes. Musique contemporaine, métal, jazz, noise, hardcore, hip-hop… et tant d’autres définitions qui ne servent au fond qu’à mieux classer et cloisonner les étagères des supermarchés culturels se retrouvent dans un même chaudron où palpite la tension permanente et l’urgence d’une musique improvisée sans concession.
Il ne s’agit pas ici de surfer sur une mode ou d’ajouter un peu de pop pour abâtardir le propos mais au contraire d’hybridation, de naissance de nouvelles formes sans édulcorant ; un trio comme Nerf en est sans doute l’exemple le plus tapageur.

JPEGAprès des débuts modestes fédérant la scène montpelliéraine, le collectif regroupe maintenant une vingtaine de musiciens autour d’Aurélien Besnard et du guitariste Patrice Soletti, et recrute jusqu’au Danemark. Remarqué dans Take Care of Floating en compagnie des américains d’Empty Cage, ce duo a notamment enregistré Nocturne en 2004. Besnard et Soletti y explorent, via une improvisation libre entre guitare et clarinette basse, le sentiment lointain de temps suspendu. La musique est un bloc solide qui se délite tranquillement, comme si le dialogue serein mais presque somatique de l’échange entre musiciens sédimentait le silence, tel un abstrait en concrétion… Soletti utilise sa guitare comme un être de chair et trouve des sonorités très organiques à partir de toutes sortes d’objets, jusqu’à faire planer sur les capteurs de la guitare un tuner détuné qui glisse comme des bribes de futilités terrestres (« Magritte, en faux semblant étrange »). Parfois, ses cordes se font tendues et fragiles dans un rock perdu d’avance (ce « Road Movie » sans issue, presque irrespirable…). Quant à Besnard, sa clarinette basse, nostalgique et profonde dans « Marine », sait également se faire vulnérable ou métallique à l’envi. Le duo imprime un clair-obscur de l’instant qui transporte l’auditeur dans un ailleurs certes peu sécurisant, mais magnifique…

JPEGDans cette aventure autogérée où l’improvisation tient la plus grande place, Rude Awakening a parfaitement intégré l’importance de l’Internet et de la dématérialisation. Les disques, distribués par Les Allumés du Jazz - et ActuelleCD aux USA - sont vendus 10 ou 5€ sur le site, où l’on trouve aussi la collection Microscope, indépendante des sorties du label, et qui fonctionne comme une ébauche permanente faite de rencontres furtives et de formations en devenir sur le principe du « Pay What You Want » [1]. On peut ainsi entendre Aurélien Besnard dans un autre duo avec un guitariste, le jeune Julien Desprez que l’on a pu entendre notamment dans la dernière sortie du label, le trio Q. Intéressant à plus d’un titre, car Desprez remplace Soletti dans le dernier Contrabande, un des groupes fondateur du label qui hante la frontière souvent ténue entre jazz et musique contemporaine. Dans Slippery Lumps, le quartet franco-danois né de la rencontre entre Besnard et le saxophoniste Kristoffer Rosing-Schow a pris une tournure plus sombre, plus nerveuse et plus électrique. Le duo Desprez/Besnard, pareillement obscur, est écorché par le jeu sec et sans apprêt du guitariste. Le silence est rongé par l’acidité des cordes et le son plein d’une clarinette basse virevoltante.
On retrouve ce sentiment d’obscure légèreté dans un autre duo, Ecart Neuf, que Besnard a enregistré pour Microscope avec le contrebassiste Guillaume Séguron. L’échange, touffu, se perd dans les dédales profond de l’archet et du souffle de la clarinette basse pour une musique très organique. Enfin, on conseillera vivement aux amoureux des rencontres improvisées le duo entre la chanteuse Emilie Lesbros et le saxophoniste Lionel Garcin. Fait d’étrangeté et d’unissons, d’onirique et de ruptures, ce Dialogue enregistré live en 2007 est une belle découverte.

JPEGParmi les artistes les plus attachants défendus par ce label, le turntabliste Jonathan Fenez occupe une place de choix. Il est rare, finalement, de voir cet instrument occuper un rôle concret, loin des faire-valoir démagogiques. Avec ce musicien, pas de vaine compétition propre aux platines. On pense plus à Erik M qu’au big band vu il y a peu au côté d’Aka Moon. Dans la lignée de DJ Shadow ou surtout de Kid Koala, donc de ceux qui envisagent le turntablisme comme un instrument et non un papier peint pour les oreilles, Fenez est un créateur de structures sonores fragiles et abstraites ; pour Rude Awakening, celui qui signe Jonah, ou encore Venum Scratchy a enregistré Monotype, un solo de platines très personnel. Fenez expérimente sur dix titres sa conception assez universelle de la musique, entre cascade de musiques traditionnelles (chants soufi ou d’Afrique de l’Ouest, gavottes bretonnes…) et la lourdeur d’une basse hard-core, entre hip-hop infectieux ou extraits torturés de rock Seventies… On plonge avec plaisir dans ce maelström, qui évoque par petites touches la musique concrète. Via ses disques bricolés, parfois gondolés, Fenez joue l’étrangeté poétique dans un exercice de construction d’images auditives imparfaites qui n’en sont que plus évocatrices.

JPEGAvec Ça dépend des Mouettes, concert en quartet donné au Baloard à Montpellier, Fenez dévoile une autre facette, plus classique, de son instrument. « La musique des mouettes est improvisée dans le sens où nous l’écrivons en la jouant » dit la pochette du disque, où l’on retrouve la clarinette d’Aurélien Besnard. Très influencé par l’abstract hip-hop et l’électro, il délivre un funk cabossé soutenu par une solide base rythmique : son propre père Patrick Fenez à la batterie et le contrebassiste Vincent Ferrand. Plus directe, très efficace, la musique des Mouettes ne cherche pas l’hypothétique mariage de l’électro, du jazz et du hip-hop en édulcorant les influences. Au contraire, c’est dans la confluence des masses musicales que se crée un point d’accord fiévreux et pour tout dire très groove ; il suffit, pour s’en convaincre, d’entendre le chant oriental scratché et la contrebasse très ronde de Ferrand sur « Un long baiser ». L’alliance entre les platines de Fenez et la clarinette de Besnard évoque bien sur David Krakauer et son comparse Socalled. Cependant, on sent bien les Montpelliérains plus influencés par les expériences anglaises de Ninja Tune et son atmosphère onirique, cinématique, qui ne s’interdit pas de voyager dans des univers pleins de tension…
JPEGC’est la cas de Twits, la part d’ombre pleine de métal de ces deux musiciens, où l’on retrouve l’autre clarinettiste du label, Yann Lecollaire. Ce clarinettiste du « Sens de la Marche »de Marc Ducret a signé en 2006 avec son quartet [Fonetik] un des plus beaux albums du label. Son style très fin alterne entre écriture très fouillée et foisonnement de l’improvisation en perpétuel mouvement. « Formule de politesse », par exemple, reste continuellement sur la crête entre jazz et la musique contemporaine, sans s’interdire les incartades rock (soutenues par le batteur Benjamin Chaval). On pense à Zappa bien sûr, notamment par la présence dans cette formation sans basse à cordes du vibraphoniste Tom Gareil.
S’il la production de Rude Awakening évoque souvent Zappa comme socle commun, ce dernier n’est cependant pas la référence absolue. La présence de Gareil, lui aussi membre de l’ensemble de Marc Ducret, crée un jeu de timbres permanent, notamment lorsqu’il se confronte à la clarinette basse (« Mellum Bellum », luxuriante ouverture). A chaque instant transparaît la figure tutélaire de Ducret, sans pour autant qu’on ait ici affaire à un avatar, même si on retrouve la même quête des brisures dans la masse brute du son. Dans sa constante recherche du point de rupture par superposition de flux et de timbres le guitariste Benoist Bouvot ne saurait renier cette parenté. Mais la cohésion du groupe, tout comme la qualité des trois morceaux en forme de suite (« Stock ») font de [Fonetik] un groupe résolument contemporain dont il conviendra de suivre chacune des individualités.

Voici huit ans que Rude Awakening interpelle l’auditeur par la cohérence de ses sorties et sa volonté de ne pas sacrifier l’intransigeance sur le billot de l’ouverture aux styles musicaux plus populaires, du métal le plus lourd aux abstractions électroniques les plus virulentes. Huit années qui ont haussé à sa vraie place une production sans concession qui ravit et étonne invariablement l’amateur. La douche froide permet souvent de se remettre les idées en place.

par Franpi Barriaux // Publié le 22 août 2011

[1Méthode de distribution dématérialisée popularisée par Saul Williams, Trent Reznor ou Radiohead consistant à laisser l’internaute payer la somme de son choix, voire télécharger gratuitement la musique.