Chronique

Musique Action #04

Madame Luckerniddle

Catherine Jauniaux (voc), Phil Minton (voc), Zeena Parkins (harpe, kb), Christian Marclay (platines, élec), Otomo Yoshihide (platines, élect), Luc Ex (elb, voc), Michael Vatcher (dms, perc), Veryan Weston (p).

Label / Distribution : Vandoeuvre

Attention : pépite ! Voici une pièce de collection, une archive très attendue qu’on peut sans trop de risque ranger dans l’armoire aux petits trésors. Et pourtant - les acteurs de ce disque ne nous démentiront pas – qui aurait pu souhaiter la publication d’un tel enregistrement ? Qui aurait même pu vouloir ce concert, dont la reproduction d’une grande qualité est à elle seule le meilleur hommage rendu à feu le violoncelliste Tom Cora ?

On sera donc très reconnaissant au label Vand’Œuvre, et donc à Dominique Répécaud, âme du festival Musique Action, de nous avoir enfin livré ce salut fiévreux à un musicien qui venait tout juste de disparaître en ce 23 mai 1998, vaincu par la maladie contre laquelle il se battait. Un concert de substitution à celui qu’il devait donner ce jour-là avec sa formation Madame Luckerniddle, dont les trois autres membres sont ici présents, entourés de quelques amis de longue date, tous acteurs sur la scène d’avant-garde, tel Phil Minton, lui-même membre de The Roof, autre formation de Tom Cora. Il y a quelque chose d’à la fois poignant dans la réunion de ces huit artistes venus célébrer la mémoire d’un ami parti trop vite (Tom Cora n’avait que 45 ans) et de réjouissant dans la totale sincérité de leur prestation, dont l’esprit libertaire irrigue les 51 minutes de ce disque.

Madame Luckerniddle est à l’origine un personnage de Sainte Jeanne des Abattoirs, une pièce écrite par Bertolt Brecht après les premiers ravages du krach de Wall Street en 1929 et l’exploitation subséquente de la misère par le régime nazi. Elle symbolise le peuple de tous ceux qui ont dû se résoudre à des choix purement matériels pour survivre. Madame Luckerniddle n’a pas les moyens, en effet, de lutter contre l’employeur de son mari, disparu après un accident de travail dans une conserverie. Elle choisit de manger gratuitement à la cantine de l’entreprise plutôt que de se battre contre un cartel trop puissant pour elle. A la fin des années 90, la dramaturge Marie-Noël Rio monte cette pièce sur une musique et des improvisations de Tom Cora, auxquels se joignent la harpiste Zeena Parkins, le bassiste Lux Ex et le batteur Michael Vatcher. Ainsi naît un nouveau groupe, Madame Luckerniddle, qui se produira donc au festival Musique Action le 23 mai 1998 après un premier concert à Colmar. La maladie en décidera autrement, elle qui emporta le violoncelliste quelques semaines plus tôt, le 4 avril.

Tom Cora est d’abord batteur, puis guitariste, avant de se consacrer au violoncelle, un instrument qu’il étudie aux côtés de Luis Garcia-Renart, lui-même élève de Pablo Casals. Il s’impose comme une figure de premier plan sur la scène de l’improvisation new-yorkaise, en particulier avec son groupe Curlew. On le retrouvera par la suite aux côtés de Fred Frith pour le duo Skeleton Crew, avant qu’il ne se consacre plus particulièrement à l’expression de sa musique en solo. Habitué du festival Musique Action, dont il a contribué à la renommée par sa présence régulière (en 1989 et 1994 notamment), Cora était attendu en 1998 avec une impatience à laquelle se mêlait la joie des retrouvailles avec un ami. Sa disparition brutale n’a eu d’égale que la spontanéité vibrante d’une réunion hommage, en lieu et place du concert programmé à Vandœuvre-lès-Nancy.

Madame Luckerniddle déroule la pièce éponyme en cinq parties, chantées en français par Catherine Jauniaux et Phil Minton, auxquelles viennent s’ajouter plusieurs pièces signées par Tom Cora ou ses amis ici présents, ainsi que plusieurs moments d’improvisation fiévreuse et brûlante sur lesquels Christian Marclay et Otomo Yoshihide s’illustrent aux platines et à l’électronique comme inventeurs spontanés d’environnements sonores. Avec en conclusion « The Anarchist’s Anthem », l’hymne de la révolte des anarchistes, sur des arrangements de Phil Minton et Veryan Weston.

On l’aura compris, Madame Luckerniddle est un disque manifeste à bien des égards – par sa dimension humaine comme du point de vue politique – dont la tension ne se relâche pas un instant ; elle dessine en creux l’ébullition créative de celui dont l’ombre plane au-dessus des musiciens et dont l’absence, aujourd’hui encore, se fait toujours ressentir avec un amer parfum d’injustice vis-à-vis de tout ce dont la mort prématurée de Tom Cora nous aura privés. Fort heureusement, il y a ce disque. Près de quinze ans après son enregistrement, il apparaît comme un moment d’exception, qu’on est heureux de pouvoir revivre chaque fois que le besoin s’en fait sentir.