Scènes

Nancy Jazz Pulsations 2007

199 formations invitées, 241 concerts, des concerts-événements dans les quartiers et en région, des animations scolaires ou en médiathèque, un l’après-midi « Pépinière en fête » : 25 000 personnes se sont bousculées dans les allées du grand Parc où le mythique chapiteau est installé.


Le constat est un peu amer et les responsables des Nancy Jazz Pulsations (Claude-Jean Antoine, président et Patrick Kader, directeur artistique) ne se sont pas cachés derrière leur petit doigt au moment de tirer un premier bilan de la 34è édition : avec 38 000 entrées payantes, c’est une baisse significative (de l’ordre de 5000) qui est enregistrée au regard des cinq années précédentes, vécues comme d’incontestables réussites, donc un manque à gagner pour l’organisation qui devra, forcément, en tirer des conclusions et envisager de réelles inflexions pour l’avenir.

Pourtant, le dispositif mis en place au mois d’octobre 2007 était impressionnant, si l’on en juge par quelques chiffres très évocateurs : durant un peu plus de deux semaines, 199 formations invitées, 241 concerts dont 63 pour la programmation générale, auxquels il faut ajouter des concerts-événements dans les quartiers, des concerts en région, des animations scolaires ou en médiathèque, sans oublier l’après-midi « Pépinière en fête » donnant l’occasion à 25 000 personnes de se bousculer dans les allées du grand Parc où le mythique chapiteau est installé.

Questions…

La première analyse des causes de cette relative désaffection est complexe, car il est impossible de mettre en avant une raison principale expliquant cette fréquentation orientée à la baisse. Le contexte économique, une certaine morosité et un pouvoir d’achat en berne sont-ils venus barrer la route au succès des NJP ? Faut-il incriminer une programmation tous horizons qui fait aujourd’hui du jazz une composante parmi bien d’autres du menu proposé durant quinze jours, au risque de brouiller la perception qu’on peut avoir de l’identité même du festival ? La concurrence avec la Coupe du monde de rugby, événement dont l’ampleur fut exagérée par les médias jusqu’à en devenir caricaturale, au point de se transformer en véritable aspirateur d’audience et de public, a-t-elle produit des effets néfastes sur la fréquentation des salles ? La très forte inflation observée dans les cachets des « têtes d’affiche » - les seules qui semblent à même d’attirer la foule - doit-elle être dénoncée, ou au contraire susciter la recherche de nouveaux partenaires offrant les moyens de les programmer en plus grand nombre ? Le public jazz, vieillissant parfois, est-il vraimen curieux de ce qu’il ne connaît pas, comme on pourrait le supposer, si l’on en juge par le succès d’artistes consensuels tels que Richard Galliano faisant le plein à l’Opéra, pendant qu’une formation plus aventureuse comme The Leaders peinait à remplir le parterre de la belle Salle Poirel ? Comment comprendre que la MJC Pichon, petite salle chaleureuse à l’acoustique impeccable, pour la première fois partenaire du festival, ait souvent été sinon boudée du moins pas toujours remplie par un public qui avait pourtant l’occasion unique de côtoyer de très près des artistes de renommée mondiale tels que Mark Turner ou Bill Carrothers ? En règle générale, d’ailleurs, c’est dans le domaine du jazz que le Festival a perdu le plus de public, ce qui n’est pas sans poser la question cruciale de l’identité même de ces Pulsations.

Néanmoins, tout n’est pas négatif, loin s’en faut, et l’arrivée d’une nouvelle scène « L’Autre Canal », dignement fêtée par la rétrospective Magma le temps de deux concerts, est à mettre au compte des réussites 2007. Pour ce qui concerne Citizen Jazz, l’équation semble vite résolue puisqu’il s’agira ici avant tout de rappeler la nécessité du soutien à apporter à une fête musicale sans équivalent local, dans un contexte politique qui confère à l’idée de culture un goût amer - beaucoup plus amer que le goût d’un bilan comptable traduisant des difficultés que l’on espère passagères.

Retour en plusieurs épisodes sur quelques soirées parmi d’autres.

  • Mercredi 10 octobre 2007 - L’Autre Canal
    Eric Le Lann / Jannick Top
    « Le mariage du ciel et de la terre… »

Faisons rapidement les présentations : ici monsieur Eric Le Lann, trompettiste breton de son état, qui s’illustre depuis plus de vingt-cinq ans auprès de grands messieurs tels que René Urtreger, Jean-François Jenny-Clarke, Henri Texier, Bernard Lubat, Patrice Caratini sans oublier Martial Solal. Les jazzophiles auront même pu le reconnaître à l’affiche du film de Bertrand Tavernier, Autour de Minuit. Il a également eu l’occasion de créer son propre quartet dans les années 80, mais s’est éloigné de la scène il y une bonne dizaine d’années, donnant la priorité – et on ne saurait l’en blâmer – à ses deux jumelles ainsi qu’à la création d’une école de musique en Bretagne. Le Lann est un musicien lyrique, habité, aérien, qui commençait à manquer sérieusement.

Quant à son complice Jannick Top, est-il utile de le présenter, lui qui a totalement investi l’univers magmaïen de Christian Vander à l’époque de MDK ou Köhntarkösz dans la première moitié des années 70, avant de se lancer dans une aventure sans lendemain baptisée Vandertop ? Un duo explosif pour une série de concerts en 1976, qui restent encore dans les mémoires de quelques aficionados ; puis il investit le champ de la variété française et propose ses services à quelques célébrités telles que France Gall ou Johnny Halliday… sans oublier, en mai 2005, d’épisodiques retrouvailles avec Magma dans le cadre de quatre semaines rétrospectives au Triton (Les Lilas) et la promesse d’un nouveau disque-événement déjà enregistré, sur lequel Vander himself et quelques kobaïens sont venus apporter une belle contribution.

Les musicologues expliqueront que Jannick Top accorde sa basse comme un violoncelle, une octave plus bas et, pour parler plus simplement, qu’il a un son énorme qui vrille les tripes dès la première mesure. Si Eric Le Lann est le ciel, Top est la Terre et ses entrailles ; sa musique gronde et l’on ne rappellera jamais assez à quel point fut déterminant son rôle dans l’aventure Magma : il a contribué pleinement à l’avènement de Köhntarkösz, qui reste de très loin la plus belle réussite discographique du groupe.

Le concert lorrain propose une formation légèrement différente de celle de l’album paru au printemps dernier puisque le brillant Lionel Loueke laisse la place au guitariste Jim Grandcamp, plus discret et probablement moins convaincant. Pour le reste, Damien Schmitt officie à la batterie et c’est dans une ambiance un peu particulière que le quatuor puise dans le répertoire récemment enregistré. Il a, en effet, face à lui, un public dont la grande majorité des membres attendent – indéfectibles fidèles – Magma et Christian Vander : un auditoire presque hostile, redoutable aussi, et pas vraiment enclin à la patience, ni même à supporter les climats trop éloignés, semble-t-il, de l’esthétique zeuhl… ! Au point qu’au détour d’une petite phrase glissée entre deux compositions, Top rappellera que « Le silence, c’est bien aussi parfois » ; tout ragaillardi par ce soupçon d’agressivité latente, Damien Schmitt explose : un chorus hautement dosé en énergie, à défaut d’être inoubliable. Mais ce que l’on retiendra avant tout, c’est la surprenante complémentarité entre deux univers qu’on n’aurait pas forcément imaginé mariés de façon si naturelle. Le Lann crée la respiration là où Top prend à la gorge, et leurs forces unies tendent vers un équilibre où l’angoisse rôde, certes, mais une angoisse parfaitement stable.

  • Vendredi 11 octobre 2007 - MJC Pichon
    Sophie Alour
    « Les bonheurs de Sophie »

Les quatre saxophonistes lorrains de Sax 4 (Claude Georgel, Dominique Tassot, Eric Fiegel et Jean Kiffer), dont l’existence remonte à plus de 10 ans, font la démonstration d’un talent réel en proposant un répertoire savant qui devrait être pour l’essentiel celui de leur prochain disque (New York Suite) (Welcome Records). Leur musique très écrite, parfois un peu trop peut-être, laisse peu de place à l’improvisation et l’on aurait aimé que les échanges sachent aussi conduire le public vers des univers un peu plus enflammés, plus débridés, moins codifiés. Une heure agréable toutefois, souvent agrémentée d’un humour bienvenu et qui laisse entrevoir un potentiel restant à libérer.

Leur prestation précède celle de Sophie Alour. Voilà une musicienne dont la modestie force le respect, malgré une carte de visite déjà impressionnante : le Big Band de Christophe Dal Sasso, le Vintage Orchestra ou un quartet avec Rhoda Scott ; elle semble comme étonnée que l’auditoire de cette petite salle pleine à craquer soit venu, en toute simplicité, lui faire la fête. La saxophoniste su compenser son absence de puissance physique (Sophie Alour n’a pas ce que l’on appelle un « gros son ») en créant une musique à son image : subtile, féminine, toute en nuances - un mariage réussi de couleurs alliant sonorités électriques et acoustiques et puisant son inspiration tout autant dans le rock que le jazz. Elle rassurera ainsi la néo-musicologue Agnès Jaoui qui écrivait récemment : « Le jazz est l’expression de l’hystérie masculine », et à qui on laissera la responsabilité de ces propos étrangement sexistes.

Les musiciens de Sophie Alour, dont Laurent Coq au Fender Rhodes et Karl Jannuska à la batterie, lui apportent un soutien sans faille et ces 90 minutes de musique resteront des « bonheurs de Sophie », mais aussi les nôtres. On se souviendra avec émotion du rappel à vous donner la chair de poule : un délicat « Ô Toulouse » en duo Rhodes/sax. Et l’on recommandera l’achat de son deuxième et très bel album : Uncaged.

  • Vendredi 19 octobre 2007 - MCJ Pichon
    Dré Pallemaerts
    « Les caresses de Dré »

Tout amateur de jazz qui se respecte devrait prêter une oreille attentive à la magnifique Pan Harmonie du batteur belge Dré Pallemaerts, un disque publié voici quelques mois sur le label BFlat des frères Belmondo, largement impliqués dans la production de cette belle galette aux accents presque méditatifs.

Une musique souvent introspective, toujours habitée, virtuose mais jamais démonstrative, et une formation de rêve associant le lyrisme de musiciens hors du commun : Bill Carrothers au piano, Mark Turner au saxophone ténor, Stéphane Belmondo au bugle, Jozef Dumoulin au Fender Rhodes. Ces quatre-là, entourant un leader inspiré dont le jeu est un enchantement permanent, nous proposent un cocktail dont les saveurs ne sont pas près de s’évanouir dès lors que l’on y a goûté. Tous présents à Nancy, devant un public conquis d’avance, pour l’un des derniers concerts du Festival. Malgré la petitesse de la salle, même pas bondée - mais où étaient donc les amateurs de jazz ce soir-là ? -, Pallemaerts et ses complices ont largement puisé dans le répertoire de leur magnifique disque pour exprimer avec une force retenue, toute en élégance, ce qui vibre de meilleur en eux.

Il faut admirer, le temps d’une fraction de seconde, à peine imperceptible, le jeu de ce batteur exceptionnel, ce geste qui semble se suspendre juste avant la frappe d’une peau ou la caresse d’une cymbale. Pallemaerts est mieux qu’un batteur : un coloriste, une sorte d’impressionniste des sons qui crée devant nos yeux et nos oreilles une toile évanescente. S’il partage avec Christian Vander le même amour pour le maître Elvin Jones - celui pour qui la batterie était un instrument à part entière, polyphonique, et non pas seulement marqueur de temps -, il n’est pas dominateur, apocalyptique sur scène comme peut l’être le batteur de Magma mais un créateur méditatif qui paraît survoler sa musique avant de plonger en elle. Il suscite à lui seul toute l’âme de ce concert qui restera certainement l’un des moments forts de l’édition 2007 des Nancy Jazz Pulsations.

A suivre…