Chronique

Pierrejean Gaucher

Zappe Satie

Pierrejean Gaucher (g, div), Thibault Gomez (p, Rhodes), Alexandre Perrot (b), Ariel Tessier (dms), Quentin Ghomari (tp), Robinson Khoury (tb), Julien Soro (sax, cl), Paul Vergier (sax).

Label / Distribution : Musiclip / Absilone

Le monde du jazz n’en est pas à son premier tribut envers la musique française, en particulier celle se situant à la charnière des XIXe et XXe siècles ; l’un des exemples les plus marquants de ces dernières années étant sans nul doute l’Hymne au soleil des Belmondo en 2003. Alors quand Pierrejean Gaucher Zappe Satie, on imagine volontiers que le guitariste – qui n’a pas abusé, loin de là, de la production discographique en plus de quarante ans – aura un mot singulier à dire sur un tel sujet, dans un exercice qui se veut savant et ludique à la fois, forgé par la sédimentation de ses expériences.

Celui qui aime à présenter son chemin vers le jazz comme « à rebours » parce qu’il est remonté jusqu’à lui en partant du rock [1], est un musicien qu’on a à l’œil depuis un bout de temps, ne serait-ce qu’en raison de ses amours avouées pour les mélodies pop et autres envolées progressives comme l’avaient démontré ses Melody Makers à la fin des années 2000. Faut-il en outre rappeler les prolifiques eighties et le groupe Abus Dangereux ? Sans oublier le New Trio qui deviendra par la suite un quintet et rendra hommage à Frank Zappa avec le disque Zappe Zappa à la fin des années 90. Ni le Phileas Band, ni 2G en duo avec son homologue Christophe Godin… Au total une vingtaine d’albums, des concerts en nombre, des activités dans le domaine pédagogique (notamment au CMDL [2]). Et puis, plus simplement, devant nous, un amoureux des cordes, technicien hors pair, qu’on retrouve à chaque fois avec un plaisir non dissimulé. Pierrejean Gaucher est un musicien ouvert à de nombreux courants et, la soixantaine venue, n’hésite pas de surcroît à solliciter la jeune génération pour célébrer le compositeur honfleurais et, de façon presque taquine, le moustachu de Baltimore qu’il laisse se faufiler entre eux deux au détour d’une phrase ou d’une mélodie, d’où le titre en forme d’écho de ce disque, même si Zappa n’a jamais cité Satie parmi ses influences. C’est la manière commune aux deux inspirateurs de s’affranchir des codes et de concevoir des mondes kaléidoscopiques qui en forme le trait d’union et a signé l’acte de naissance de Pierrjean Gaucher zappe Satie.

Surtout, qu’on ne s’y trompe pas : nul besoin en effet d’être un expert ès Zappa ou ès Satie pour goûter au plaisir d’un disque qui mêle habilement compositions de ce dernier et quelques courts thèmes originaux parfaitement en phase avec le propos, comme dans un jeu de pistes. Connaître les deux sources relèvera les saveurs de ce festin musical, c’est vrai, mais le plaisir premier est ailleurs : il réside en effet dans la joie véritable qui en émane, celle-ci étant à l’évidence décuplée par la présence de ces « gamins » qui ne donneraient leur part au chien pour rien au monde et mettent leur imagination au service du projet avec la créativité qu’on leur connaît. On retrouve ici la cellule rythmique du PJ5 de Paul Jarret : Ariel Tessier (batterie) et Alexandre Perrot (contrebasse), augmentée d’un jeune pianiste formé à l’école classique avant de laisser le jazz infuser son travail, Thibault Gomez. Avec, çà et là, la présence de quelques soufflants de premier plan (Quentin Ghomari, Julien Soro, Robinson Khoury, Paul Vergier).

Pierrejean Gaucher voue une grande admiration à Satie, on le ressent dans le soin mis à choisir le répertoire, à en peaufiner longuement chez lui le scénario et l’agencement après la courte période de l’enregistrement. Mais jamais il ne s’efface derrière son sujet, bien au contraire. Il réussit la performance d’un disque qui lui appartient pleinement, fruit d’un travail élaboré avec patience et exigence. Son expression reste spontanée, au point qu’on avale goulûment cette musique, parce que sa gourmandise attise la nôtre. On la rattachera souvent – ce n’est pas le moindre des compliments – à l’école du jazz-rock anglais (École de Canterbury en particulier), quand elle ne glisse pas une allusion à King Crimson ou Magma. Ce jazz-là est multiple donc, il y est question aussi de blues, de gospel, de musique sérielle et mille autres sources. Une petite caverne d’Ali Baba, en sorte…

Une équipe généreuse, en action sur un terrain de jeu propice aux stimulations des uns et des autres, c’est d’abord ainsi qu’il faut comprendre ce Zappe Satie déluré (apprécions l’humour sous-jacent) et cultivé en même temps. Satie danse, Satie contemple, Satie joue, Zappa est là, clin d’œil à l’appui. Pierrejean Gaucher prend plaisir. On vous épargnera les considérations techniques et l’analyse des métriques pour retenir le fait que le guitariste délivre là ce qui est sans doute son album le plus accompli et le plus riche.

par Denis Desassis // Publié le 28 mars 2021
P.-S. :

[1On pourra en savoir plus à ce sujet, puisque Pierrejean Gaucher nous a récemment accordé un entretien dont nous nous ferons l’écho à l’occasion d’un prochain portrait parlé.

[2Centre des Musiques Didier Lockwood.