Chronique

Pierrick Pédron

Unknown

Pierrick Pédron (as), Car-Henri Morisset (p), Thomas Bramerie (b), Greg Hutchinson (dms).

Label / Distribution : Crescendo / Caroline

Il est des moments dans la vie d’un musicien où une mise au point s’avère nécessaire, pour les autres et pour soi-même. Depuis quelque temps, Pierrick Pédron était allé voir ailleurs pour tenter de dépasser les barrières stylistiques et assouvir des passions qu’on ne soupçonnait pas forcément chez celui qu’on voyait avant tout comme un héritier de Charlie Parker. Au-delà, donc, ou plutôt en plus du jazz, au service des musiques. Avec ses albums à « forte teneur en production », comme Omry, Cheerleaders ou And The…, le saxophoniste montrait non seulement que ses influences étaient multiples et pouvaient se nourrir de rock, de funk ou de jazz-rock, mais il démontrait sa capacité à réinvestir tout son capital, celui des années d’apprentissage, dans une forme artistique énergisante et électrique. La prise de risque était courageuse et la plus-value indéniable, même si en ce domaine il est sage de ne pas trop espérer un retour sur investissement. D’autant que l’instrumentiste n’hésitait pas à se mettre en retrait pour apparaître au cœur d’un collectif. Au cours de la même période, deux expériences hommages en trio avaient toutefois rappelé le lyrisme (et la virtuosité) de son jeu : ce furent Kubic’s Monk puis Kubic’s Cure, deux disques frappés au coin d’une urgence qui avait des allures de fièvre.

Mais pour être un saxophoniste en phase avec son époque et ses désirs, on n’en est pas moins conscient de la nécessité d’esquisser à nouveau les contours d’une forme musicale plus traditionnelle, qui place au cœur du propos l’instrument auquel on est lié de façon charnelle. Le quartet est à cet égard la formule idéale et c’est lui qui s’avance sur Unknown. Un disque dont l’inconnu est à double sens, comme nous l’explique Pierrick Pédron dans un entretien accordé à notre magazine. Il y a derrière ce titre une interrogation existentielle : que deviennent ceux qui nous ont quittés ? Sont-ils toujours à nos côtés ? Mais on y trouve aussi tout l’enjeu du jazz et de sa part d’incertitude. C’est l’histoire d’une réplique de Wayne Shorter expliquant à Danilo Perez venu lui dire qu’il avait répété tout son répertoire pour se préparer à jouer à ses côtés : « On ne répète pas l’inconnu ». Unknown est un disque nourri de tous les états de la vie (le décès d’une mère, la naissance d’un fils) et d’une joie d’être en musique qui éclate aux oreilles.

Pierrick Pédron s’est ménagé un entourage avec beaucoup de soin : une paire rythmique sans faille, en guise d’assurance pulsation, avec le fidèle Thomas Bramerie à la contrebasse et le batteur Greg Hutchinson, qui a su mettre ses baguettes au service de quelques grands (Betty Carter, Joshua Redman, Roy Hargrove…). À leurs côtés, un gamin de 24 ans, repéré quand il n’était qu’un adolescent, à l’époque où il officiait dans un big band du côté de la Seine-et-Marne, puis retrouvé plus tard, mais aguerri, dans le quintet de Riccardo Del Fra : Carl-Henri Morisset, pianiste dont il est évident qu’on reparlera dans les années à venir. C’est donc là une belle équipe en action sous la direction artistique d’un Laurent De Wilde sollicité pour sa clairvoyance et la justesse de ses perceptions. « Je veux que cela soit franc, un directeur artistique doit être là pour faire son vrai travail et c’est quelqu’un en qui je dois avoir vraiment confiance du début à la fin, quitte à prendre des claques ». Dont acte.

L’éclat. C’est le premier mot qui vient à l’esprit en découvrant ce nouveau disque dont les compositions en forme de libération sont zébrées d’une lumière matinale, celle-ci se révélant d’emblée dans le groove et l’enthousiasme de « Unknown » en ouverture du disque. Toute l’essence du jazz semble contenue dans ce swing bondissant survolé par le saxophone alto d’un Pierrick Pédron en verve. On retrouve le même plaisir dans une nouvelle version de « Val André » (dont la première figurait sur Omry), plus légère que son aînée et sans doute aidée en cela par le piano aérien de Morisset ; ainsi que dans le précipité souriant de « Mister Miller » ou de « With The 2 B’s ».

Unknown est captivant aussi par les respirations que sont les ballades « Mum’s Eyes » et « Petit Jean », deux compositions dont l’émotion est palpable en ce qu’elles disent la vie et son mystère (la mort, la naissance). Et comme on ne se refait pas, Pierrick Pédron n’oublie pas d’adresser un clin d’œil aux années 80 avec une double reprise de « Enjoy The Silence » (versions courte et longue) du groupe Depeche Mode. Le saxophoniste sait bien que de tous temps, le jazz a su écouter ce qui se disait autour de lui, pour mieux engager la conversation avec les langages frères. Au risque d’irriter quelques puristes. Il sait aussi que l’interaction au sein d’un quartet est le ferment de tous ces moments inconnus qui en sont l’ADN. À cet égard, Unknown apparaît comme une belle manière de concilier passé, présent et avenir. Celui, sans nul doute, d’un quartet qu’on a envie de retrouver au plus vite.