Chronique

Plaistow

Titan

Johann Bourquenez (p), Vincent Ruiz (b), Cyril Bondi (dms).

Label / Distribution : DYFL (Plaistow Music)

C’est à se demander s’il n’existe pas un mystère Plaistow… Voilà en effet un trio helvète qui, disque après disque, s’attache à inventer son propre monde, dont le moins qu’on puisse dire est qu’il ne fait rien pour séduire à grand renfort de mélodies chatoyantes ou de douceurs musicales, ni pour attirer dans ses filets le plus grand nombre. Bien au contraire, Johann Bourquenez (piano), Vincent Ruiz (contrebasse) et Cyril Bondi (batterie) brandissent avec une fierté non dissimulée (mais qui jamais n’est arrogante) une musique aux contours sombres, dont le minimalisme aride peut s’emparer d’une poignée de notes ou de sons pour les étirer ou les multiplier à l’infini, sans la moindre précaution préalable. Le discours n’est pas de mise : avec ces trois-là, il vaut mieux se dire qu’on a tout intérêt à accepter la plongée. Vite et au plus profond.

Quand on jette un rapide coup d’œil dans le rétroviseur de la musique de Plaistow, on sait qu’on a affaire à une association d’explorateurs qui avancent avec une volonté farouche vers un inconnu où domine un sentiment mêlé d’angoisse et de fascination. Après une première série d’albums où le groupe affirmait son identité, on avait pu réellement évaluer la force du trio et sa capacité à investir des territoires vierges avec The Crow (2010), Lacrimosa (2012) ou Citadelle (2013). Des disques qu’on écoute en retenant son souffle, aussitôt gagné par un vertige des sommets ou, à l’opposé, des profondeurs. Une musique au pouvoir hypnotique avéré, sculptée au fil du temps et de plus de deux cents concerts.

Titan ne déroge pas à cette quête ténébreuse et néanmoins passionnante : en quatorze compositions symbolisant les lunes de Saturne, dont Titan est la plus grosse et que certains scientifiques pensent colonisable en raison de ses ressources minières, Plaistow endosse le costume d’un drôle de tour operator. Car attention : ici, pas de plages de sable fin ni hôtels de luxe. La lande est désertique, l’atmosphère glaciale et la lumière rare. Le piano, dont le registre grave ou medium est le plus souvent sollicité, est annonciateur de tempêtes de poussière et plaque des accords emphatiques qui résonnent très loin dans la nuit ; la contrebasse ne chante pas, elle scande et fixe le cap, parfois son archet creuse un sillon aux couleurs d’un Outrenoir que ne renierait pas Pierre Soulages ; la batterie est le cœur des voyageurs dont le pouls ne cesserait de subir d’incessantes variations, au gré des émotions et d’une arythmie un brin oppressante. Comme s’il était impossible de ménager la moindre pause. Il peut arriver qu’une éclaircie crée l’illusion – Bach ou Steve Reich viennent fugitivement s’inviter à la fête – de la fin possible du long voyage. C’est sans compter sur l’immensité du continent à parcourir. A peine a-t-on entrevu un peu de lumière, à peine a-t-on pris le temps de s’arrêter que déjà le trio reprend sa route, excluant toute possibilité de contemplation. Johann Bourquenez a esquissé la trame de cette musique au moyen de séquenceurs ou de beatboxes avant de demander à ses camarades d’y adjoindre leurs propres couleurs et de s’emparer lui-même du piano. Une méthode de travail et d’agencement de l’architecture sonore qui leur permet de sculpter un groove machinique jamais désincarné et d’élaborer des tourneries entêtantes qui sont la source d’une ivresse persistante.

Ni jazz, ni rock, mais dans un ailleurs sériel et d’essence répétitive. Le trio vit sur une drôle de planète musicale, sans nul doute. Avec une question qui reste en suspens : Plaistow ne raconterait-il pas tout simplement l’histoire d’une cosmogonie ? Il est assez tentant d’y répondre par l’affirmative…