Chronique

Sphère

Parhélie

Jean Kapsa (p), Antoine Reininger (b), Maxime Fleau (dms)

Label / Distribution : Melisse

Formé voici plus de quatre ans maintenant, le trio Sphère vient de publier avec Parhélie ce qui constitue en réalité son deuxième album, après Greenland Road, disque autoproduit paru en 2009. Sphère (on notera que cette dénomination n’apparaît pas sur le disque, publié sous la triple identité Kapsa-Reininger-Fleau) est la réunion attachante de trois jeunes musiciens dont la rencontre remonte à leurs années de formation au Centre des Musiques Didier Lockwood, et qui ont créé leur trio au bout de quelques mois. Le début d’un chemin qu’on souhaite le plus long possible.

On évitera d’emblée l’erreur consistant à lui chercher à tout prix une branche dans le grand arbre généalogique de la musique en général et du jazz en particulier. Certes, la formule piano-contrebasse-batterie est des plus éprouvées, et dans doute des plus difficiles à faire perdurer tant les références majeures sont écrasantes. De Bill Evans à Brad Mehldau en passant par Keith Jarrett, les figures tutélaires en paralyseraient plus d’un. Et si l’on devine aisément que la musique de Mehldau fait partie de ce que tous trois ont écouté et aimé, à l’écoute de Parhélie on sent vite que ce trio sans complexe a su s’en émanciper pour parvenir avec aplomb à ce Parhélie à la maturité et la petite musique séduisantes. Il n’est pas si courant que la première écoute d’un disque suscite une telle attraction.

Arrêtons-nous un instant sur le sens de ce nom masculin, qui n’est pas là par hasard mais définit le trio tel que le conçoivent Kapsa, Reininger et Fleau : « […] phénomène optique, lié à celui du halo solaire, consistant en l’apparition de deux répliques de l’image du soleil, placées horizontalement de part et d’autre de celui-ci. ». Or, la marque de Sphère est bien l’absence de leader, chaque musicien composant et intervenant à égalité, en répétition comme sur scène, en position tantôt centrale, tantôt latérale, mais toujours au cœur et au service de la musique. Les silhouettes floues qui illustrent la pochette en sont la manifestation visuelle, démonstration d’une vraie volonté collective, mais aussi marque d’une humilité à souligner, confirmée par l’entretien que Jean Kapsa et Maxime Fleau nous ont accordé après le concert de Sphère au Théâtre du Petit Hébertot le 29 mai 2011.

Il y a dans Parhélie quelque chose de séduisant qui retient l’attention : un attachement profond à la cause mélodique (les dix compositions sont autant d’invitations (en)chantées), une sobriété de tous les instants, une saine interaction entre les musiciens qui ont bien retenu la leçon de l’improvisation comme proposition individuelle faite au groupe, invitation à l’émulation, et non manifestation d’un ego. Ces trois instrumentistes accomplis n’en viennent jamais à cacher derrière la virtuosité un éventuel manque d’inspiration. Au contraire, c’est leur sens de la retenue, leur manière de suspendre les notes et de créer la tension/l’attention qui nous entraîne dans un univers méditatif et chaleureux. Quand on les interroge sur cette simplicité bienvenue, les musiciens disent qu’elle est le fruit de quatre années de travail : « Au début, on avait tendance à vouloir tout déballer, à l’énergie ; on nous critiquait parfois pour ça. Alors on a vraiment travaillé dans le sens d’une plus grande retenue, il fallait laisser venir la musique, ne pas aller la chercher ».

Pour la petite histoire, rappelons que Jean Kapsa et Maxime Fleau forment aussi Festen, dont nous avons salué le premier disque. Deux formations très distinctes, toutefois : si la première s’imprègne volontiers de ses amours pour le rock et s’appuie sur des riffs et des scansions qui ne sont pas sans rappeler le travail d’E.S.T., le seconde revendique une identité jazz, une approche plus mélodique et plus libre dans ses improvisations.

Ce disque est produit par Mélisse, le label d’Edouard Ferlet, et on comprend que le pianiste ait pu se laisser séduire par les histoires musicales de Sphère : les qualités de Parhélie pourraient s’appliquer à son propre univers : même approche mariant mélancolie, élégance et pudeur, même apparente simplicité des compositions, même refus de l’exhibition virtuose même souci de l’aboutissement du travail. Autant d’atouts évidents dans le jeu de Jean Kapsa, Antoine Reininger et Maxime Fleau, dont on attend les projets en cours. Le deuxième album de Sphère germe, semble-t-il, d’ores et déjà dans leurs têtes. Accordons-leur notre confiance, ils nous réserveront certainement une belle surprise.

par Denis Desassis // Publié le 4 juillet 2011
P.-S. :

Retenue, sobriété et propos annexes…

Notre rencontre avec les musiciens de Sphère aura été l’occasion de quelques échanges sur la façon dont les musiciens travaillent et évoluent. Jean Kapsa nous a fait part de quelques réflexions que nous reproduisons ici.

« Je crois qu’il n’y a pas de lien de cause à effet entre la manière dont on jouait au départ et notre évolution. On a d’ailleurs attendu assez longtemps avant d’avoir des critiques écrites.

On remet régulièrement en question les idées d’esthétique, même au sein d’un seul morceau (« Meeting Again », par exemple, qu’on joue depuis quatre ans mais qui a évolué sans cesse… tempo, forme, climats, solos), voire, parfois, indirectement, en travaillant sur autre chose. Il faut ajouter à cela l’évolution de chaque musicien, indépendamment du groupe.

À mon avis, cette retenue inconsciente est plus liée à ces deux aspects de notre évolution (au sein de Sphère et en dehors) qu’aux critiques qu’on nous a adressées à ce sujet - y compris humainement. Elle est peut-être aussi liée à la liberté qu’on se donne dans le jeu, les notions de risque et de surprise qui sont omniprésentes malgré la présence d’un cadre défini. On discute beaucoup, en répétition, sur la manière de conjuguer les climats, de s’engouffrer dans tel ou tel choix au sein de l’improvisation. Ainsi, la retenue en question peut parfois prendre des aspects adolescents, hésitants, un côté « recherche » plutôt que « maturité » (pour moi, la frontière est d’ailleurs un peu floue). Je crois que le plaisir d’improviser est toujours là pour gouverner nos choix (« Laisser venir la musique », comme dit Maxime), mais ça ne veut pas dire qu’on ne peut pas discuter de la manière de l’engendrer. Je remarque aussi qu’on se retrouve tous les trois assez bien dans nos goûts, bien qu’on n’ait pas écouté la même musique, ni de la même manière. Au passage, la question de l’ego est intéressante : il a tendance à paralyser la pensée objective ou à freiner son évolution, donc celle de la musique. Il en ressort une musique morte.

D’autre part et enfin, il faut souligner le soutien énorme, dès le début, de nos amis musiciens mais aussi de nos pairs (et pères !), des musiciens de la génération précédente, des artistes que nous avions l’habitude d’entendre dans nos discothèques et en concert. Tout cela a contribué à nous donner confiance en nous et, si je puis dire, à une « trêve de bavardages ». Nous n’avons rien à prouver si ce n’est que nous pouvons transmettre la vie par la musique ! »